Auteur : par D. J. Bohm
Professeur de physique théorique,
Collège Birkbeck,
Université de Londres.
Le centre éducatif de Brockwood Park a été inauguré en janvier 1969 dans le but d’approfondir un problème fondamental soulevé par J. Krishnamurti : les membres d’une communauté d’étudiants et le corps enseignant sont-ils capables, tout en apprenant et en vivant ensemble, de se libérer de leur arrière-plan de conditionnement destructeur ? Nous pouvons dès maintenant attribuer une valeur à cette expérience et voir quelle peut être la portée de ses résultats en ce qui concerne un travail futur à accomplir selon ses normes, non seulement à Brockwood Park mais encore dans d’autres institutions éducatives.
La structure même de ce centre est plutôt sans formalités. Tous les membres du personnel — qu’il s’agisse d’instruction, de jardinage, de la cuisine, des bureaux, de l’entretien — reçoivent les mêmes honoraires et disposent de la même responsabilité fondamentale. Le principe est que chaque fonction dispose d’une autorité correspondante, celle qui est nécessaire à la mise en œuvre de cette fonction. La besogne qui consiste à coordonner toutes les activités de l’école revient au directeur. Toutefois, pour cette tâche, aussi bien que pour toutes les autres, les décisions importantes sont en général prises à la suite d’une discussion approfondie à laquelle participe le corps enseignant tout entier. De plus, le corps enseignant et les étudiants se rencontrent régulièrement pour discuter à la fois des problèmes pratiques intéressant la bonne marche de l’institut et plus encore des questions plus profondes relevant du but fondamental de Brockwood Park.
L’école ne fonctionne pas en vue d’un profit financier, pas plus qu’elle n’est subventionnée par l’Etat. L’école dépend des frais scolaires et des donations de ceux qui partagent l’intérêt porté à la tâche qui s’y accomplit. Toutefois, il y a un certain nombre de bourses attribuées à ceux qui sont incapables de payer les frais dans leur entier. Les étudiants dont l’âge va de 14 à 20 ans, viennent de 16 pays différents. Ce caractère international de recrutement est important, car il aide tous ceux qui vivent à Brockwood Park à apprendre comment aborder des gens venant d’arrière-plans différents et de résoudre toutes les difficultés dans un esprit d’affection et de sollicitude réciproque.
Le centre est mixte et les étudiants habitent le local ; leur nombre global varie de 50 à 55. Chaque étudiant reçoit autant d’attention individuelle que possible. Le rapport enseignant-élève est élevé et une grande variété de disciplines peut être suivie ; les étudiants peuvent choisir le programme qui convient à leurs besoins et à leurs intérêts. Brockwood Park est un des centres d’examens de l’Université de Londres aux niveaux « O » et « A », ce qui permet aux étudiants ayant besoin de diplômes d’en disposer soit pour entrer dans telle ou telle université ou dans tout autre but.
Bien que l’instruction donnée dans l’école soit considérée comme chose importante et traitée avec le plus grand sérieux, ce n’est pas le souci principal de ce qui s’accomplit à Brockwood Park. Le but profond de ce centre est de permettre aux enseignants et aux étudiants d’explorer, dans tous les aspects de leur vie collective, les implications de tout ce que Krishnamurti a pu dire dans ses causeries, ses discussions et ses nombreuses publications.
Il est difficile de décrire ces enseignements dans un espace aussi restreint. Essentiellement, ceux-ci suggèrent que l’homme, dans le passé, a été conditionné en vue d’un état de violence, de peur, d’illusions, et que ce conditionnement ne peut prendre fin que grâce à « l’art d’apprendre ». Cet art n’a pas pour but primordial de rassembler une accumulation de savoir, celui-ci n’est considéré que comme un sous-produit. Ce qui est essentiel, c’est un acte d’écoute, de vision, de prise de conscience totale, non seulement à l’égard de la réalité extérieure mais encore des réactions intérieures — des prédilections et des aversions, des blessures, des agressions, des plaisirs et des peines — qui ont pour effet de déformer la pensée et la perception.
Cet art d’apprendre ne s’appuie sur aucune autorité qui pourrait offrir un sentiment illusoire de sécurité. Tout peut et doit être mis en question, tout particulièrement le « soi » ou « l’ego ». Les rapports quotidiens fonctionnent comme une sorte de miroir pouvant révéler le conditionnement dans sa totalité. La perception même de ce conditionnement permet d’en être libéré.
Brockwood Park est un endroit où les enseignements de Krishnamurti sont mis à l’épreuve. Si l’homme et la société sont capables de subir un changement fondamental dans ce microcosme, auquel ont accès les étudiants et le corps enseignant placés devant tous les problèmes du monde vus comme un tout, il serait sans doute possible qu’une telle transformation se produise dans un domaine plus large, peut-être pour commencer dans d’autres centres éducatifs et plus tard dans la société en général.
On ne saurait s’attendre à ce que les étudiants et les enseignants soient capables de comprendre et de pénétrer ces enseignements immédiatement et de vivre conformément à leurs intentions. Inévitablement, de grandes difficultés se présentent dans les débuts. Néanmoins, en apprenant à connaître ces difficultés c’est un premier pas important qui a été entrepris, l’art d’apprendre étant toujours le même et indépendant du contenu appris.
Une des difficultés typiques qui se présente aux étudiants c’est que, mettant en doute toute autorité, ils arrivent souvent à la conclusion qu’ils ne peuvent pas accepter les règlements nécessaires au fonctionnement ordonné de l’école. Il y a une tendance à résister à l’autorité exercée par les enseignants dans le but d’accomplir leurs tâches convenablement. Ce qui doit être vu clairement, c’est que le genre d’autorité qui est destructif est celui qui impose d’une façon arbitraire une certaine série de croyances ou certains modes de pensée et de sentiment. Une telle autorité est un obstacle à l’art d’apprendre, qu’elle émane de l’extérieur ou qu’elle émane de nos propres préférences et aversions, de nos propres préjugés, ou de nos désirs de prestige et de sécurité. D’autre part, l’autorité requise pour qu’une communauté fonctionne harmonieusement, loin d’être un mal, est en fait nécessaire à la véritable liberté.
De telles questions sont examinées sérieusement par chaque membre du corps enseignant, et plus particulièrement encore par Krishnamurti pour qui Brockwood Park est un foyer lorsqu’il est en Angleterre plusieurs mois par an. Il y a de nombreuses discussions, à la fois par groupes ou entre individus, et Krishnamurti lui-même parle à l’école tout entière plusieurs fois par semaine. Dans ces discussions et causeries, qui sont autant que possible des dialogues, les problèmes sont creusés à une grande profondeur et, grâce à de telles explorations, il se produit en général une clarté dans la pensée et dans la perception.
Bien que le corps enseignant vienne à Brockwood Park à cause des enseignements de Krishnamurti, il a souvent à affronter des difficultés analogues à celles qui se présentent aux étudiants, et ces difficultés doivent être traitées d’une façon semblable. Par exemple, au cours d’une discussion récente, Krishnamurti avait fait remarquer qu’une grande partie des difficultés surgissent à Brockwood Park parce que souvent les gens n’ont pas un respect suffisant les uns pour les autres. Par le mot respect, il ne veut pas indiquer ici une crainte ou une considération spéciale pour le statut social, mais cette sollicitude, cette attention qui est requise pour écouter les autres et apprendre d’eux tout ce qu’ils sont capables de transmettre. Faute d’un tel respect, il devient impossible d’apprendre et le but fondamental du centre a tendance à se perdre.
D’une façon générale, on peut dire que notre société conditionne les gens à manquer de respect, et les étudiants qui viennent à Brockwood sont enclins à subir ce conditionnement. Mais dans le centre on les encourage à en prendre conscience et à examiner soigneusement quelle est leur attitude à l’égard des hommes, des animaux, des plantes et même des objets inanimés.
Les discussions en groupe ont en général un rapport intime avec les événements qui se passent dans l’école. Le centre fonctionne comme un groupe étroitement associé d’enseignants et d’élèves qui s’efforcent d’agir avec justesse dans leurs contacts quotidiens les uns avec les autres, et de prendre conscience des obstacles psychologiques qui se dressent contre une telle activité coopérative.
Dans quelle mesure le centre peut-il atteindre son but initial ? Il est difficile de l’évaluer d’une façon précise, mais il y a tout de même de nombreux signes permettant de croire qu’il s’y accomplit quelque chose de significatif. La plupart des visiteurs ont une impression générale d’ordre et d’harmonie, ordre et harmonie naturels et spontanés plutôt qu’imposés. De plus, il existe parmi les étudiants un degré de respect général que l’on ne rencontre pas souvent ailleurs. Par exemple, il n’y a aucun cas d’action violente ou de destruction physique. Quand ils quittent le centre, les étudiants restent en rapport avec lui par correspondance, par des visites où ils ont l’impression de revenir à leur propre foyer. D’une façon générale, leur séjour à Brockwood leur apparaît comme une phase riche qui a effectué un changement majeur dans leur vie.
Il y a eu un intérêt plus intense encore venant des enseignants à l’égard des questions soulevées par l’enseignement de Krishnamurti et, en général, cet état d’esprit a eu pour résultat des rapports plus harmonieux, une action réciproque et com-préhensive. Mais, à cet égard, il y a inévitablement encore des hauts et des bas, plutôt qu’un progrès uniforme et régulier vers un état idéal.
Le centre cherche à orienter son travail dans les directions les plus variées et, en particulier, dirige les adultes dans des activités éducatives diverses. Nous avons assisté à des conférences et des discussions auxquelles Krishnamurti a pris part. Tout récemment, deux conférences ont été tenues avec des savants, au cours desquelles des questions fondamentales, analogues à celles qui font l’objet de nos discussions ici, ont été poussées à une très grande profondeur. D’autres conférences de ce genre sont projetées et les étudiants plus âgés trouvent dans le centre des facilités leur permettant d’y assister. Certaines universités américaines ont permis à des étudiants de venir à Brockwood pour un séjour assez prolongé, lequel fait partie de leurs études régulières en vue d’obtenir un diplôme. On envisage la possibilité de voir Brockwood accueillir des étudiants en pension pour leur permettre d’étudier soit dans une université voisine ou à « L’Université Libre ».
Krishnamurti a également voulu promouvoir l’installation d’écoles nouvelles dans différents pays. Depuis assez longtemps déjà, il existe deux écoles de ce genre en Inde et plusieurs autres sont à l’état de projet. Des écoles destinées à instruire des enfants plus jeunes s’installent en Californie et dans la Colombie britannique. Un public de plus en plus vaste peut avoir accès aux enseignements de Krishnamurti grâce aux causeries et aux discussions qui ont lieu dans différents pays et aussi grâce aux réunions qui ont lieu régulièrement à Brockwood au mois de septembre. Il a également écrit de nombreux livres. The Begin-nings of Learning, le dernier d’entre eux, a pour base des discussions qui ont eu lieu à Brockwood Park entre les enseignants et les étudiants.
Bien que le centre admette tout rapport avec d’autres institutions éducatives, il n’y a eu jusqu’à présent aucune tentative systématique de prise de contact avec de telles institutions ou de les tenir au courant de ce qui se passe au centre. Pour le moment, le travail en est encore au stade expérimental et l’intérêt à Brockwood Park est de consacrer toutes les énergies disponibles pour permettre à l’expérience de réussir
Réimpression du Supplément Educatif du Times. 12 septembre 1975. Source : Bulletin n°28 de l’Association Culturelle Krishnamurti www.krishnamurti-france.org