Nous republions ici une conférence donnée par Arno Stern en 1995, lors de notre Colloque international sur l’éducation selon Krishnamurti, à l’Université Paris 8. A. Stern vient de faire paraître un livre remarquable sur sa conception et sa pratique d’éducateur : Heureux comme un enfant qui peint, illustré par les photos de Peter Lindbergh, et préfacé par A. Jacquard, ed. du Rocher, 2004
Un jour, dans les années 60, un de mes amis, Jacques Greys, musicien éducateur, est venu me voir avec un livre à la main et me dit : « On vient de me l’offrir, mais je ne peux pas le lire ça seul. Ce qui est écrit, nous concerne tous les deux. C’est tellement ce que nous pensons, chaque phrase serait à souligner. »
Nous l’avons lu et nous l’avons approuvé mot à mot. C’était « De l’éducation » de Jiddu Krishnamurti. Le jour même, je suis allé chez l’éditeur qui était alors Jean Touzot. J’ai acheté tout ce qui lui restait, le stock de cet ouvrage. Chaque fois que quelqu’un venait me voir, je lui remettais ce livre et lui disais « Vous devez lire ça ». Ainsi, ce livre a été épuisé en un temps incroyable. Ensuite, je l’ai fait rééditer par l’éditeur de mes propres livres, Delachaux et Niestlé. Cet ouvrage a eu au moins dix ou douze rééditions. Actuellement, il est épuisé et c’est bien regrettable. Voilà ce qui a été mon premier contact avec la pensée de Krishnamurti. Par la suite, j’ai connu ses traducteurs et j’avais surtout eu des rencontres régulières avec René Foueré et son épouse. Il me disait : « Il faudrait que vous vous rencontriiez. Il serait tellement d’accord avec ce que vous faites ».
C’était vrai sans aucun doute. Mais était-ce suffisant de le savoir, de savoir que cet accord existe ? Nous pouvons connaître ce regret lorsque nous rencontrons l’œuvre d’un auteur disparu et avec lequel nous nous sentons en accord parfait. On se dit :« Ah, si je l’avais rencontré ! ». On imagine ainsi toute une amitié... Cependant je n’ai pas cherché à approcher Krishnamurti. Pour ainsi dire, j’ai respecté sa solitude. Ceci n’a pas empêché qu’un bon nombre de ses réflexions, répondent à des faits concrets dans le lieu que j’ai créé, il y a maintenant plus de quarante ans. Peut être que, si Krishnamurti avait pu connaître ce lieu, aurait-il eu le plaisir de constater que la société qu’il envisageait pour demain, existait déjà à l’état de « prototype », d’échantillon vivant dans ce lieu dont je vais vous parler. Car si j’ai été invité à ce colloque, c’est précisément pour parler de ce qui, faute de mieux, est appelé l’éducation créatrice.
J’en suis venu à aimer de moins en moins ces deux termes parce que, même si vous opposez éducation à instruction ou à enseignement, il contient dans sa racine l’idée d’une direction. Eduquer c’est conduire et, ce n’est pas du tout ce que je fais. Quant au mot « créatrice » il n’a pas, à l’évidence, le sens usuel que je lui est attribué en l’appliquant à cette activité. Je voulais par ce terme, opposer un esprit actif et créatif à l’attitude de consommation, d’hostilité passive et à l’attitude soumise à laquelle conduit le traitement d’écolier.
Le danger est de confondre dans l’appellation créatrice, les capacités créatrices de l’Artiste et croire ainsi qu’il s’agisse d’un développement du savoir-faire artistique ou d’une éducation à la beauté.
Ici bien sûr, auprès d’interlocuteurs qui savent comment Krishnamurti entendait le terme éducation, j’hésite moins à l’employer, de même pour le second terme. J’ai dit que je recevais des visiteurs dans le lieu que j’avais installé juste après la dernière guerre mondiale. Ce lieu s’appelait à cet époque « l’atelier ». Plus tard, je lui ai donné un autre nom. Son vrai nom est le Clos Lieu.
Tel que je l’ai crée, il subsiste invariable dans sa perfection définitive : un lieu de permanence, une sorte d’enclave dans le remue-ménage de la société. On pourrait dire un havre de vie préservé au milieu de tout ce qui est factice. Mais je dois ajouter tout de suite que ce n’est pas un lieu de refuge où l’on se retire du monde comme dans un couvent.
L’homme instruit sait immédiatement ranger le nouveau qui devrait le surprendre auprès du connu. J’ai eu la chance de ne pas être un homme instruit lorsque j’ai fait la grande rencontre qui a décidé de ma vie. J’étais un jeune homme que la guerre avait empêché de faire des études. Après une période de clandestinité, un internement dans les camps, je me suis trouvé là, un jeune homme, un jeune homme plein d’ardeur, plein du désir de faire, prêt à faire des rencontres et qui entrait dans la vie comme il est dit, « les mains vides ».
Donc à cette époque, on m’a proposé de m’occuper d’enfants dans une maison pour orphelins de guerre. J’ai accepté mais je n’avais aucune idée, je n’avais rien appris concernant la pédagogie ou la psychologie.
A cette époque, ce que j’y ai fait n’était pas un sujet répandu dans les magasines, comme aujourd’hui. Je devais « occuper » une cinquantaine d’enfants et je ne savais pas du tout comment. Il y avait dans un placard de la peinture, de mauvais pinceaux et des mines de couleur. J’ai fait dessiner et peindre les enfants. Moi-même, j’assistais à ce jeu, je veillais à son bon déroulement, je n’avais rien d’autre à faire. J’ai découvert qu’il ne fallait rien de plus. Il faut créer les conditions permettant cette liberté.
Lorsque j’ai décidé d’aménager un espace pour ce jeu, j’ai eu à résoudre des problèmes pratiques. C’est un espace à l’intérieur duquel sont réunis des participants d’un jeu sans compétition, sans maître et qui produit donc aucune récompense.
Il faut que je vous dise quelque chose d’important à propos du groupe. Vous savez que les enfants sont élevés à l’intérieur de catégories. Ils sont mis dans des classes, groupés par niveau, c’est à dire par âge : ceux de cinq ans avec ceux de cinq ans ; ceux de douze ans ensemble et ainsi de suite. Les enfants apprennent l’uniformité, l’esprit de secte, le mépris des autres ou l’envie des autres. On les enferme dans des classes parce qu’on les veut comparables. Et, il y a là : les bons et les mauvais, les premiers et les derniers de la classe, ceux qui réussissent et ceux qui échouent, ceux qui cadrent avec le programme et les irréductibles.
J’ai découvert les vertus du lieu que j’avais crée parce que je devais répondre à des questions qui m’étaient posées et que moi-même, je réfléchissais à ce que je trouvais et pourquoi les choses se passaient ainsi dans le Clos Lieu. C’est un espace fermé afin d’isoler la personne des habitudes quotidiennes, de la placer dans une situation différente, la soustraire aux pressions, aux influences. Ici on ne reçoit rien de l’extérieur. On fait surgir ce que l’on porte en soi. Il faut cet isolement qui, d’une part coupe de toute impression et, d’autre part permet que le mouvement inverse est lieu. Il faut cette rupture d’avec la société du dehors : rupture avec ce qu’on fait, ce qu’on sait, ce qu’on envisage ; rupture avec les valeurs en cours dans cette société.
Dans le Clos Lieu, sont réunis des gens de tous âges : de 3, 5, 12, 20, 35, et 60 ans. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’ici, chacun est une personne parmi d’autres personnes, dissemblables et incomparables. Nul n’est un modèle, nul n’est inférieur. Chacun met une feuille sur le mur du clos lieu et c’est son espace. Un espace qui exclue les autres, espace dans lequel la personne se projette, à l’exclusion de tout autre. Elle ne rend de compte à personne, à aucun censeur, de ce qu’elle émet. Elle n’a à craindre aucune intrusion, intrusion relevant de jugements ou d’interrogations. Cela va même plus loin car la personne ne juge pas elle-même ce qui émane d’elle. Elle laisse faire cette trace dans l’espace de la feuille ; une trace qu’elle abandonne à la fin du jeu pour que nul n’en soit le récepteur. A la différence de l’œuvre d’art qui contient un message, ce qui est tracé dans le Clos Lieu, ne sert pas à la communication.
C’est là que je devrais employer le mot expression, mais j’ai peur que l’on se méprenne sur son sens. Ici et pour la première fois qu’existe la trace sur un support, la personne se laisse aller à une émission dont elle est certaine, dès avant l’acte puisque cette trace n’a pas de récepteur.
En continuant de parler de la qualité de l’acte que suscite le Clos Lieu, voici quelque chose d’original que l’on y trouve. Une fois que la personne s’est installée, elle se dirige vers un instrument qui se nomme la table-palette, placée au centre de l’espace.
La table palette est un merveilleux instrument qui offre une gamme de couleurs avec des pinceaux qu’il est si facile de prendre en main. Un instrument irrésistible, même pour les plus timides, ceux qui n’osent rien ou sont retenus, ainsi que pour ceux qui retiennent trop d’idées, trop de pensées... Ils ne peuvent résister à l’envie que suscite ce clavier de couleurs. Donc la personne prend un pinceau, le trempe dans le godet d’eau puis dans le godet de peinture lui faisant face et, elle s’en va tracer sur la feuille. La table-palette est un lieu de liberté et de règles, entre un geste exercé à la maîtrise instrumentale et l’abandon à un acte qui est au delà de l’intention et au delà du raisonnement. C’est là que se situe aussi l’importance de mon rôle, de ma présence qui est indispensable. Ma présence est stimulante.
Les règles dont j’ai parlé ne sont pas des entraves.
Elles sont des habitudes fécondes qui ont été introduites par moi. Mon rôle est directement lié à ces règles. Je ne suis pas le maître qui dispense un savoir, un savoir faire. Je ne suis pas un juge qui apprécie. Je ne suis pas le destinataire de la trace sur la feuille. Je suis le servant, celui qui crée les conditions d’un confort facilitant la tâche. Je dispense chacun de toute tâche qui pourrait le distraire de l’essentiel.
Quelques exemples : un enfant a besoin de peindre tout en haut de sa feuille, je place un tabouret sous ses pieds. Le pinceau rencontre la punaise qui maintient la feuille, la personne appelle et aussitôt je suis là avec un couteau pour déplacer l’obstacle. Il peut manquer une goutte d’eau, une feuille supplémentaire, un coussin...
Je suis là pour que personne ne soit distraite par un quelconque obstacle, pour que les personnes puissent se concentrer, sans devoir interrompre ou résoudre à un problème technique.
Est-ce que vous pouvez mesurer l’importance, l’effet immense de petits actes comme par exemple le fait de déplacer les punaises de la feuille ? Vous pourriez dire que cela n’est pas tellement important, que l’on pourrait contourner les punaises et puis, si des marques restent, tant pis, seul l’auteur de la trace les verra... Mais chaque fois qu’un enfant m’appelle pour que je retire une punaise, cela crée une relation entre nous. Cette relation est souhaitée, elle est indispensable. Si elle n’avait pas lieu à travers les punaises, alors il m’appellerait pour que je « contemple » ce qu’il a peint... et - c’est justement cela - qui ne doit pas se produire. Mon regard est libre et mon attitude est franche. Si je me laisse entraîner dans un dialogue sur la trace, cela deviendrait une habitude. Tout le monde réagirait à ce qui est tracé et par voie de conséquence, celui qui trace envisagerait ce commentaire ou cette réaction. Alors se produirait ce qui a lieu partout ailleurs.
Vous voyez l’importance de mon rôle et pour ce rôle, l’importance de la connaissance de la formulation ? Ne pas connaître la formulation c’est avoir toutes sortes de préjugés et d’arrières pensées.
Le rôle que je joue plairait beaucoup à Krisnamurti. Lui qui, à propos des relations humaines, parle de la domination, du pouvoir, de la dépendance et du conditionnement. Il apprécierait certainement l’attitude de servant.
Personne dans le Lieu Clos ne parle de la trace, ni n’en pense rien : ni des traces sur sa propre feuille, ni de celles qu’un autre fait. Lorsque le tableau est terminé, je le retire du mur et je le mets à l’abri dans un carton. La personne sait au moment d’émettre que nul ne recevra cette trace et que ceci n’est accompagné d’aucune attente. La personne sait que cela ne produirait pas d’effet, ne suscitera ni sentiment ni pensée.
Cette gratuité, cette absence de spéculation, sont une réalité concrète telle que le souhaite Krisnarmuti, sans avoir imaginé ce jeu qui la rend effective, exemplaire. S’investir dans un acte avec tout son être, toute sa foi, un acte hors du doute, dicté seulement par une nécessité incontestable. Voilà le jeu dont je parle : cette trace sur la feuille et le lieu Clos qui lui permet d’être et qui n’avait jamais été consenti précédemment.
Je dois dire quelques mots sur ce qui est communément appelé le dessin enfantin. Voilà un siècle environ que l’on s’intéresse au dessin de l’enfant, qu’on le suscite, qu’on l’observe. Je dirais même qu’on le cultive. Dès le premier instant, on s’est trompé sur son caractère. Ricci, par exemple, compare le dessin d’enfant à l’art primitif. Lucquet parle d’un réalisme intellectuel et d’un réalisme manqué. Tchizek voulait renouveler l’art grâce à l’apport rafraîchissant des enfants...Tous ont vu là une expression artistique.
L’art enfantin s’expose comme celui des peintres. L’art enfantin s’interprète, il parle à un public, il déclenche des sentiments ou bien, il parle à des psychologues qui y projettent leurs fantasmes ou prétendent y trouver un secret contenu.
Ce que les premiers auteurs ont expliqué, les descendants l’ont repris. C’est encore vrai pour les publications les plus récentes, il en paraît sans relâche. N’importe qui se croit autorisé à avoir et à publier son opinion sur le dessin de l’enfant. Je suis sûr qu’au moment où je vous parle, il est en train de paraître un nouveau livre, quelque part dans le monde, qui s’appelle « Le dessin de l’enfant » ou « Les dessins d’enfants ». Les auteurs sont peut-être de bons pharmaciens, de bons kinésithérapeutes ou des auteurs géniaux, des architectes patentés... mais, qu’est ce qui les rend compétents dans le domaine du dessin d’enfant ?
Dans l’optique généralement admise, ce n’est pas un domaine, mais une manifestation fantaisiste résultant d’une imagination débridée qui, avec l’avancée en âge, disparaît tout naturellement. Cela serait les balbutiements de l’art. Plusieurs auteurs d’ailleurs parlent de l’enfance de l’art. Le dessin enfantin est quelque chose d’imparfait mais de perfectible grâce à l’éducation artistique. A coté de ceux qui placent les peintures d’enfant du coté des oeuvres d’artistes modernes, il y a toujours ceux qui pensent que l’enfant fait des images mal venues parce que celui-ci est encore bête et qu’il doit apprendre de ceux qui savent dessiner.
De toute façon, on pense que le dessin sert à communiquer. Vous savez ce qui se passe quand un enfant dessine et que survient un adulte ? Ce dernier lui dit : « Raconte moi ton dessin. Ou qu’est ce que tu as voulu représenter ? » Tout cela confirme qu’on s’est radicalement trompé sur le phénomène.
Un changement dans ce domaine est du même ordre que le changement de conception de l’univers. Un changement produit par la révélation de la vérité demande d’abandonner les appellations anciennes et d’employer un tout autre vocabulaire. Aussi, je ne parle pas de dessin enfantin, ni d’enfance de l’art, mais d’une manifestation appelée « la formulation ». La formulation fonctionne avec ses propres composantes et certaines lois qui n’appartiennent qu’à elle. On s’est trompé sur ses composantes comme pour quelqu’un qui, ne connaissant pas le système auquel les hiéroglyphes appartiennent , lui suggérerait que celles-ci sont « comme » des éléments décoratifs. Il se prononcerait sur leurs caractéristiques esthétiques. « Ces oiseaux, ces fleurs sont joliment disposées... ». Par contre, celui qui connaît le système trouverait ces appréciations stupides.
La formulation est autonome ; elle n’est pas une forme artistique à coté du cubisme, pour ne prendre que cet exemple. La formulation est structurée ; elle n’est pas un surgissement hasardeux issue de la fantaisie. Elle fonctionne selon ses lois, des lois semblables à celles de la biologie. Et ajoutons aussi que la formulation est universelle ; elle n’est pas tributaire de conditions particularisées de la personne. Ni l’ethnie, ni le climat, ni la culture n’ont une influence sur la formulation. Mais ce n’est pas là une formulation abstraite. J’ai fait peindre et dessiner des enfants non scolarisés et qui n’avaient jamais tenu un crayon ou un pinceau dans leur main. Cela était encore possible il y a plus d’une vingtaine d’années, avant la scolarisation généralisée. Ce que trace l’enfant de la forêt vierge, ce que trace l’enfant du désert, de la brousse, des hautes vallées et ce que trace l’enfant de la ville, pourvu qu’il n’est pas été dénaturé par des apprentissages... est tout à fait semblable.
Si je vous mettais devant les yeux des exemples, vous seriez obligé de réviser bien des idées que l’on vous a sûrement inculquées, notamment sur l’importance déterminante du milieu socioculturel dont on parle partout. Des idées qui développent et perpétuent la mise en catégorie : ici les normaux, là les anormaux, etc. La vie quotidienne est certes marquée par le climat, la culture, mais la formulation est au delà des faits extérieurs.
L’étude de la formulation a abouti à la création d’un domaine scientifique appelé la sémiologie de l’expression. Son objet est l’étude des mécanismes de cette formulation et non la recherche pour l’interprétation de son contenu. Si vous acceptez que la comparaison s’arrête aussitôt après ce constat, je dirais que c’est une étude grammaticale. J’ai dit qu’il ne fallait pas pousser plus loin la comparaison, car la grammaire s’applique à la langue et la langue sert à communiquer. Tandis que la formulation, telle que je l’ai déjà indiquée, est caractérisée par le fait qu’elle n’est pas un moyen de communication.
Krishnamurti s’extasiait de la contemplation d’une fleur. Il fait même d’une « telle contemplation » un principe éducatif. Tout enfant, s’il n’est pas obligé de se livrer à une observation programmée, est capable d’émerveillement. C’est une erreur de vouloir transformer cette découverte et ce plaisir en un exercice d’inspiration et de reproduction.
Même si les rencontres que fait l’enfant autour de lui, donnent lieu à des mises en scènes dans ses jeux, donc aussi dans ses tableaux ; cela ne constitue qu’une partie de la manifestation. Cela constitue la partie la plus banale, la moins originale. Car il faut bien le dire, la formulation est multiple et pour ainsi dire stratifiée. L’une des couche qui la compose est celle des « objets-images ». Une autre couche est celle des traces. Des objets, des images naissent de l’intention de représenter les choses. Mais la configuration de ces objets-images est typée, elle n’est pas du tout la reproduction plus ou moins réussit des choses observables.
Cette configuration est surtout tributaire des traces auxquelles les objets images servent d’habillage. Les traces par contre sont dictées par une nécessité interne, par une nécessité organique. Il faut préciser et comprendre que la formulation ne commence pas avec les objets-images. Bien avant leurs apparitions, l’enfant trace et joue avec ce que j’appelle les figures primaires : des figures qui ne représentent rien et qui s’imposent à tout enfant qui les laisse se produire selon un ordre chronologique définit. Ce n’est que plus tard que l’intention de représenter s’ajoute au plaisir de tracer. Les formes primaires par contre n’en sont pas éliminées pour autant. Elles deviennent des traces dans les objets images.
Si maintenant je montrais des tableaux d’enfants pour illustrer le phénomène de la formulation, il est certain que la première question que l’on me poserait serait : « Quel âge a l’auteur de ce dessin ? ». Les gens incompétents qui ont écrit des contres vérités sur le dessin de l’enfant, font croire que le dessin est tributaire du développement intellectuel de l’enfant. C’est une erreur totale qui amène des commentaires comme celui-ci : « Pour un enfant de cinq ans, c’est pas mal dessiné ». Ce qui sous entend qu’un enfant de six ans doit faire la maison ou les personnages, ou le soleil, d’une autre manière.
L’origine des traces de la formulation est dans les enregistrements de la mémoire organique : dans le vécu du foetus et dans le passé de la personne. Ces traces resurgissent dans la formulation lorsque leurs manifestations deviennent nécessaires à l’âge de trois ans, treize, trente, soixante ans... Dans la formulation du premier en tant que figures primaires et dans la formulation du second en tant que trace dans des objets-images qu’il met en scène et que j’appelle les figures essentielles, les figures s’imposent au delà de toute représentation. Elles sont une partie étonnante de la formulation. Je dis « étonnante » pour ceux qui, une fois de plus, ont cru ce qui est dit dans les livres à propos du tarissement de la merveilleuse source d’inspiration et de la nécessité de relancer le goût créateur chez l’enfant prétendument devenu stérile.
Erreur ou bien même mensonge. Rien ne tarit, surtout pas une source d’inspiration, parce qu’elle n’existe pas. L’adulte qui oblige l’enfant à lui raconter son dessin, à lui expliquer ce qu’il a voulu représenter, outre qu’il lui fait croire que dessiner c’est entrer en communication avec les autres et qu’il faut être compréhensible, donc adapté au récepteur, outre qu’il fait croire à l’enfant que tel qu’il a représenté les choses, ces dernières ne sont évidemment pas compréhensibles, sinon on ne lui demanderait pas de les expliquer, l’adulte dans cette relation est un adulte qui se pose en maître.
Demandez lui pourquoi il questionne l’enfant. Il répondra : « C’est pour lui témoigner de l’intérêt » ou « pour participer à son jeu » . La personne peut réussir à croire qu’elle est animée de sentiments généreux. Quand elle oblige un enfant à lui faire ce compte rendu, il n’en demeure pas moins qu’elle se sent le maître, celui qui exerce un pouvoir, le pouvoir d’apprécier, de juger, d’accaparer. La personne se place avec ses prétendues qualités au dessus de l’enfant.
La formulation abolie ces hiérarchies. L’enfant n’est pas plus ou moins doué que l’adulte. Face à la formulation, l’adulte ne peut plus être en état de supériorité. Son âge ne lui confère aucun avantage, l’expérience de sa vie n’enrichit pas la formulation. La personne de dix ans, celle de quarante ans et ainsi de suite, ont été un foetus qui a enregistré les faits de sa formulation. Que le moment de leur émergence soit dix années plus tard ou trente années après, cela est sans grande importance. Ce qui s’est passé entre temps n’a pas d’effets véritables sur la manifestation.
Pour revenir à ce que j’ai dit sur le prétendu tarissement des facultés de l’enfant, certains le situant à quinze ans et d’autres vers la douzième année, vient d’une observation qui s’explique bien sûr. Mais l’on pourra bientôt dire que ce tarissement a lieu dès huit ans, six ans voire quatre ans, ceci à cause de ce qui est appellé « L’éveil culturel » des petits et qui dénature les enfants avec des moyens de plus en plus brutaux. Ce tarissement est le résultat du traitement de l’enfant.
C’est dans la nécessité organique intarissable qui est l’origine de la manifestation. Mais, en introduisant le doute dans l’esprit de l’enfant qui lui, croyait tout entier en ses facultés et qui, à force de lui dire qu’il doit pouvoir fabriquer un dessin conforme à l’idée qu’en a l’adulte, cesse de dessiner selon son impulsion naturelle. On « dégoûte » l’enfant de ce jeu. Il n’est pas étonnant alors que l’enfant n’y trouve plus de plaisir et, peut être même, se croit-il tout à fait incapable.
Cette « incapacité » introduite par les adultes devient la justification de leur rôle de sauveur ; rôle qui leur permet d’inculquer les notions qu’ils ont élaboré selon leurs théories. C’est cela, en autre, l’éducation artistique. Son but est de mettre la culture là ou il y avait un élan spontané, de la culture consommation bien sûr ! Cette culture étant de plus distribuée comme une aumône à des gens prétendus sous développés. Cette culture « mercantile » à laquelle tout le monde souscrit, a belle figure ; sauf ceux qui savent ce qu’est la formulation. Cette pseudo culture s’installe à la place des vraies nécessités de l’être et le prive d’un moyen vital de vivre en harmonie avec lui même. Les enfants de cette société sont devenus incapables de jouer, de se laisser-aller à des actes dont le produit n’est pas monnayable.
La formulation accompagne toute la vie. La formulation, seule manifestation possible de la mémoire organique, disparaît de la vie de l’enfant. Seul ceux qui la retrouvent dans le Clos Lieu, peuvent la régénérer. Pour les autres elle est perdue et ils ne le savent même pas.
Ceux qui retrouvent la formulation à dix ans ou à cinquante ans, deviennent des êtres accomplis : ils font simplement la découverte de leur capacité naturelle. Ils prennent conscience de l’existence en chaque être d’une vérité incommensurable et qui échappe à tout jugement. Les « enfants » du Clos Lieu n’ont besoin d’aucune thérapie. Ils développent des énergies qui les placent au delà de toute dépendance.
Krishnamurti parle de beauté, d’art.
Il ne savait pas qu’une manifestation peut exister, plus pure encore que l’exaltation de la beauté. Une manifestation hors de tout critère d’appréciation dont l’unique fonction est d’être, car même l’idée de beauté sous entend celle de son contraire. De plus, la beauté est une notion relative, une notion arbitraire. Elle n’est pas une réalité universelle. Tandis que la trace qui se produit dans le Clos Lieu, n’est pas accompagnée de l’attente de produire un effet chez autrui et donc de l’influencer, de le conquérir.
Ce qui s’y passe correspond a une réalité universelle en conformité avec la philosophie de Krishnamurti. Elle place la personne hors du jugement, hors de la comparaison, du modèle culturel, développe la conscience d’êtres incomparables parmi d’autres qui le sont également. La formulation se place pour l’essentiel au delà du factice, au delà des faux semblants, au delà de l’éphémère et de l’arbitraire, de tout ce qui s’offre à la consommation boulimique pour cacher le vrai, pour cacher l’essentiel, pour se consoler de son impuissance apprise et acceptée.
C’est pourquoi j’évite de plus en plus d’employer l’appellation « éducation créative ». A celui qui me demande à quoi sert le Clos Lieu, je répond qu’il est un espace de l’initiation au « plus être ».
Après les remerciements des organisateurs, le temps imparti de cet échange était de quarante cinq minutes. Les nombreuses questions et réactions de la salle et de la tribune ont donc été regroupées en items afin que les participants aient la possibilité soit d’échanger avec Arno Stern, soit de poursuivre leur réflexion à partir de ce qui était dit. Voici un bref aperçu des questions/réponses apportées par Arno Stern, précisions relatives à l’éducation créatrice et au Clos Lieu.
Aux réactions sur la notion de beauté, ses objets et les actes Beauté « naturelle » et esthétique ? Nature, cultures, arts...
La beauté existe bien sûr. Nous pouvons jouir de la beauté d’une œuvre par exemple, ou d’un spectacle, ou d’un objet... mais c’est un critère qui n’est pas applicable à la manifestation dont je parle.
La formulation n’exclue pas l’art, c’est autre chose. C’est un autre domaine et il ne faut pas mélanger (les domaines). On peut avoir des plaisirs artistiques, jouir d’une œuvre d’art et d’autre part, se laisser aller à cette formulation. C’est compatible (dans sa vie) mais à des moments différents, dans des circonstances différentes.
A partir dune idée de musique ou d’un fond sonore qui accompagnerait les tracés...
Le Clos Lieu n’est pas un lieu de silence. On ne parle pas de la trace mais on parle. Par contre, il est impensable qu’on y écoute de la musique. La musique suscite quelque chose, la musique contient un message. Elle influence, véhicule un contenu, un message. Lorsque nous entendons quelque chose nous recevons quelque chose, donc nous ne sommes pas en état de laisser surgir la trace. La trace qui en résulterait serait la conséquence de ce que nous entendons. Elle serait du même ordre que de regarder (en même temps) des images. Donc il n’est pas question de lier les sons à la trace.
Il n’est pas nécessaire qu’il y ait deux ou trois moyens pour formuler. Autrement dit, la manifestation qui a son origine dans la mémoire organique possède un moyen : la formulation et c’est très bien comme cela. C’est un moyen parfait qui n’a besoin d’aucun renfort, d’aucun complément.
En réponse de l’usage prononcé du terme enfant, des questionnements sur des rôles de l’adulte, de la société, de la culture, à propos des capacités humaines et du dispositif le Clos Lieu, seule condition d’une manifestation possible des êtres et que vous appelé la formulation.
Je pense qu’il faut commencer par les enfants parce qu’il y a beaucoup à sauver. Il est urgent de sauver leur manifestations naturelles car si les enfants ne le font pas maintenant, le risque dans vingt ans est qu’il n’y aura plus de possibilité qu’elle surgisse des enfants, tellement ils seront remplis de préjugés et tellement ils auront fait de « mauvaises » expériences qui les auront complètement découragés.
Je ne suis pas quelqu’un qui permet à l’enfant (quelque soit l’âge de la personne) de percevoir quelque chose : je permets l’émission. Je le déconditionne justement de cet état de réception dans lequel il est élevé dans la vie courante. Mon rôle n’est pas du tout d’influencer l’enfant. Il ne s’agit pas ici de gens qui perçoivent. Il s’agit de laisser faire quelque chose qui émane d’eux : ce quelque chose de leur être profond .
Je parle d’enfermement libérateur. Partout la manifestation devient communication.
C’est dans un espace clos, dans un certain isolement que peut se produire une autre manifestation. J’ai beaucoup réfléchi là dessus et j’ai souvent éprouvé ce qu’éprouve la personne dans ses conditions. Par exemple, lorsque je dormais dans une petite hutte dans la forêt vierge, je n’étais jamais rassuré, je ne dormais jamais tranquillement, je ne pouvais pas me laisser aller. Quand je suis rentré et que j’ai dormi dans mon lit, dans ma chambre, j’ai éprouvé ce que peut permettre un enclos.
C’est la formulation qui a besoin de sécurité, pas la personne. C’est cette manifestation qui doit échapper à toute ces pressions, à tout ce qui est changeant, tout ce qui est influence, préjugé, distraction... Ce qui émane de la personne n’est pas du tout le rendu de ce qu’elle a reçu.
L’expression spontanée n’est pas possible dans notre société. Il y a trop de préjugés, trop de pressions. On ne peut pas penser que l’on échappe à tout ce qui nous influence, à tout ce qui nous conditionne. Il faut des conditions particulières pour se sentir à l’aise, pour échapper à ce conditionnement culturel.
Quelqu’un parlait d’une école pour éduquer les parents. Je vais plus loin ! Je dis (pas d’école) ni pour les parents, ni pour les enfants. Mais ceci est un autre débat.
mercredi 9 mars 2005, par Arno STERN