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Il n’y avait pas d’observateur qui les écoutait, les prenait en pitié et marchait derrière elles. Ce n’était pas son amour ou sa pitié qui lui permettait de faire partie d’elles : il était elles.



Deux femmes descendirent le sentier en portant des fagots sur leurs têtes. L’une était âgée et l’autre très jeune, et les poids qu’elles portaient semblaient très lourds. Chacune portait en équilibre sur sa tête un fagot de longues branches sèches liées par un sarment de vigne, et le tenait d’une main. Leurs corps se balançaient librement tandis qu’elles descendaient de la colline d’un pas vif et léger. Leurs pieds étaient nus, en dépit de l’aspect rocailleux du sentier. Mais cela ne semblait pas avoir d’importance car elles marchaient sans même regarder où elles posaient les pieds, guidées par un instinct sûr. Elles tenaient leurs têtes très droites, les yeux rouges et distants. Très maigres, leurs os saillaient, et les cheveux de la plus âgée étaient sales et emmêlés. Ceux de la plus jeune avaient dû être récemment lavés et huilés car on voyait encore des mèches propres et brillantes, mais elle aussi semblait épuisée et une grande lassitude émanait d’elle. Le temps ne devait pas être loin où elle jouait encore et chantait avec les autres enfants, mais cette époque était bien révolue. Sa vie, c’était maintenant de ramasser du bois dans les collines et il en serait ainsi jusqu’à sa mort, avec un bref répit de temps à autre, pour la naissance d’un enfant.

Nous descendîmes tous par ce sentier. La petite ville de campagne était à plusieurs kilomètres et c’est là qu’elles allaient vendre leurs fagots pour quelques pièces, sachant qu’elles devraient recommencer le lendemain. Leur bavardage était entrecoupé de longs temps de silence. La plus jeune dit soudain à sa mère qu’elle avait faim, et celle-ci lui répondit que leur destin était de naître dans la famine et de vivre et de mourir en ayant faim. Elle constatait simplement un fait, car sa voix ne contenait nulle trace de reproche, de colère ou d’espoir. Nous continuâmes à suivre la pente de ce sentier rocailleux. Il n’y avait pas d’observateur qui les écoutait, les prenait en pitié et marchait derrière elles. Ce n’était pas son amour ou sa pitié qui lui permettait de faire partie d’elles : il était elles ; il avait cessé d’être et elles existaient. Elles n’étaient plus ces étrangères qu’il avait rencontrées sur la colline, elles faisaient partie intégrante de lui. C’étaient ses mains à lui qui maintenaient les fagots, et la sueur, la fatique intense et les mauvaises odeurs n’étaient plus leurs caractéristiques propres, qu’on pouvait partager en s’affligeant. Le temps et l’espace n’existaient plus. Nous n’avions plus en tête la moindre idée, trop fatiguées pour penser. Et si d’aventure nous pensions encore, c’était à la façon dont le bois serait vendu, c’était à la nourriture, au repos, et à l’obligation de tout recommencer le lendemain. Nos pieds ne sentaient pas les cailloux du sentier et le soleil de plomb ne brûlait pas nos têtes. Nous étions toutes deux seules à descendre ce sentier familier, à nous arrêter comme d’habitude pour boire un peu d’eau au puits et à reprendre notre route en traversant le lit desséché d’un cours d’eau presque oublié.

J. Krishnamurti
Commentaires sur la vie Tome , Chapitre 44



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