Question : Quelle est cette énergie nécessaire à une attention totale, comment prend-elle naissance alors que presque toute notre vie est un gaspillage d’énergie ?
Krishnamurti : Peut-être qu’en parlant ensemble de cette question-là, nous pourrions répondre en même temps aux autres. Voulez-vous que nous poursuivions cette question-là, intéressera-t-elle tout le monde ?
Question : Oui.
Krishnamurti : Quand vous écoutez ce cours d’eau, le vent dans les feuilles, la façon d’écouter, à ce qu’il me semble, est de toute première importance. Parce qu’écouter est une action, et par conséquent écouter et agir engendrent de l’énergie, tandis qu’écouter pour agir après coup entraîne une déperdition d’énergie. Examinons ce point.
Toute action exige de l’énergie. Pour faire n’importe quoi : pour penser, pour sentir, pour parler, il faut de l’énergie. Dans l’action, s’il y a effort, ou s’il y a un hiatus entre l’idée et l’action, il y a déperdition d’énergie. Quand je fais quelque chose parce que je vois clairement, il n’y a pas de perte d’énergie ; quand voir c’est agir, quand l’action se produit instantanément, il n’y a pas de perte d’énergie. Je me trouve devant un danger, la perception du danger et l’action immédiate qui s’ensuit ne comportent pas de perte d’énergie. Mais pour nous, en général, l’action est séparée de l’idée ; et c’est dans l’ajustement de l’action à l’idée que se produit cette perte.
Ceci, à mon avis, il est très important de le comprendre, parce que nous fonctionnons tous selon une formule, une formule catholique ou protestante ou communiste, ou toute autre que nous avons élaborée au fil de l’expérience, grâce à notre savoir. Cette formule peut être l’image que chacun de nous a de lui-même, ou de la société, ou de ce que la société devrait être. Mais la formule n’est pas l’action, la formule c’est le désir, l’exigence de sécurité dans l’action. Mais quand une action n’entraîne aucun frottement, il n’y a pas de déperdition d’énergie ; tandis que l’action où il y a le frottement causé par une idée, un plaisir, ou une formule, entraîne toujours un gaspillage d’énergie.
Ce qui nous intéresse par conséquent, ce n’est pas tant l’action que la question de comprendre pourquoi nous avons ces formules et ces images. Voilà la question. Il n’est pas tellement intéressant de savoir comment agir afin qu’il n’y ait pas de frottement, mais plutôt de comprendre pourquoi nous avons élaboré, cultivé, nourri, entretenu les formules. Plus celles-ci sont compliquées, subtiles, enracinées dans notre science et dans notre expérience, plus elles sont fortes. Est-il possible d’agir sans formules ? Ceci entraîne une question : qu’est-ce que c’est que la maturité ? Arriver à maturité est-ce croître, vieillir et mourir, ou bien ce mot a-t-il une signification absolument différente ?
Pour mûrir, un fruit a besoin de soleil, d’obscurité, de pluie, de la sève qui lui vient de l’arbre ; et quand il est mûr, il tombe. Voilà ce que nous appelons maturité, mûrissement pour un fruit. Pour nous, la maturité paraît être l’effet de frottements, d’efforts, de conflits, d’une lutte constante, intérieure et extérieure. Ce que nous appelons maturité dans l’être humain c’est une amplification du conflit, l’expression de ce conflit dans l’action ou dans le désordre.
Maintenant, qu’est-ce que la maturité de l’esprit ? L’esprit doit-il passer par d’innombrables expériences, des conflits, des luttes, toutes les influences qu’un être humain peut vivre dans notre société moderne, doit-il passer par tout cela pour mûrir ? Doit-il être dans un état constant de conflit, afin d’atteindre à un état de maturité ? C’est à peu près la même question que celle qu’a posée ce monsieur ; je cherche à y répondre d’une façon différente.
Devons-nous passer par toutes les expériences possibles de la vie pour mûrir, pour être capables d’une action où il n’y a pas un seul frottement ? L’esprit humain, le vôtre ou le mien, doit-il passer par toutes les formes de lutte, de conflit, de gaspillage d’énergie, de contrôle d’énergie, pour arriver enfin à cet état de maturité ? Habituellement, nous répondons : « Oui. » Et maintenant ce « oui », nous allons le mettre en doute.
Question : Mais est-ce qu’il n’existe pas un type d’expérience entièrement différent ?
Krishnamurti : Je n’en sais rien. Vous demandez s’il n’existe pas un type d’expérience différent. S’il vous plaît, c’est éviter le fait, éviter ce qui est, quand nous nous mettons à demander une expérience différente. J’ai parlé de tout cela, je n’ai pas envie de me répéter. Monsieur, permettez-moi de poser toute la question d’une façon différente. Un esprit qui a vécu depuis si longtemps, qui a accumulé tant d’expériences, qui respecte certaines valeurs dans certains domaines, un tel esprit peut-il devenir totalement innocent et, à partir de cette innocence, agir ? Maintenant, oublions tout ce qui a été dit pendant les dix-sept derniers Entretiens et voyons tout d’une façon absolument neuve.
L’esprit humain tel qu’il est maintenant, doit-il passer par des années et des années de lutte, d’amertume, de crainte, de haine, de vanité, et rejeter tout cela dans le but d’être innocent, ou bien ne peut-il pas être innocent dès le commencement, et maintenir cette qualité d’innocence ? Ce n’est qu’un esprit renouvelé, plein de fraîcheur, non contaminé, non fragmentaire, non morcelé par l’expérience, morceaux que l’on rassemble ensuite, c’est un esprit limpide, sans aucune cicatrice de la mémoire, seul un tel esprit est capable de voir le neuf. Si je veux voir quelque chose de neuf dans la vie, je ne peux pas l’aborder avec un cerveau bourré, des idées encombrées pleines de confusion et de tourment. Il est absolument nécessaire d’avoir un esprit neuf.
Comment ceci est-il possible ? Très évidemment pas grâce à l’exercice d’une méthode, d’un système, en cherchant, en s’exerçant à être lucide ; tout cela ne fait que renforcer le conditionnement de l’esprit dans la ligne qui est la sienne. Ma question est celle-ci : Bien que l’esprit ait vécu depuis tant d’années, ait subi tant d’influences, tant d’éléments de conditionnement différents, tant de milieux différents, peut-il s’affranchir instantanément et se trouver dans un état de totale fraîcheur ? C’est peut-être une question absurde ; mais je me demande pourquoi je devrais passer par aucune expérience, ou, si je passe par des expériences pourquoi doivent-elles laisser la moindre cicatrice sur mon esprit ? Ce sont la cicatrice, les souvenirs, les plaisirs qui alourdissent l’esprit, l’encombrent, l’empêchent d’être libre, qui lui enlèvent toute fraîcheur.
Je veux découvrir s’il est possible - je ne dis pas qu’il soit possible - d’avoir un esprit renouvelé à chaque instant, malgré tous les incidents, tous les accidents, toutes les expériences. Cette question est-elle valable ? Je crois que oui, parce que je vois que sans cette fraîcheur l’esprit ne peut résoudre aucun problème, même le moindre petit problème scientifique, dépourvu de toute complication. Il faut qu’il y ait un esprit neuf, pour faire face à la complexité de la société moderne laquelle va en augmentant à chaque instant, et pour comprendre tous les rapports humains existant au sein de cette société. C’est une question valable parce que, comme je l’ai expliqué, seul le point de vue neuf, renouvelé, d’un esprit neuf et renouvelé, d’un esprit n’ayant subi aucun conditionnement, est capable de créer une société et une existence humaine nouvelles. Comment ceci peut-il se produire ? Eh bien ! Messieurs, c’est ce que nous allons approfondir, et si vous pensez que la question se tient, discutons la chose ensemble.
Hier, j’ai passé par une expérience, on ne peut pas se passer d’expériences. Être sans réaction devant une expérience, c’est être mort ou paralysé ; la réaction c’est l’expérience. Quand on voit une montagne pleine de beauté, rester devant elle complètement paralysé sans réaction, cela n’a pas de sens. Mais comment est-il possible que cette réaction, qui est expérience, se produise, et pourtant ne prenne absolument pas racine dans le sol de l’esprit ? Comment est-il possible de passer par l’expérience et d’en avoir fini avec elle tout à fait et tout de suite ? Vivant dans ce monde avec tout ce qu’il comporte de complexités, d’expériences, de réactions conscientes et inconscientes se produisant à chaque instant, et qui viennent heurter l’esprit, est-il possible pour celui-ci de subir l’expérience sans qu’elle laisse aucune empreinte sous forme de mémoire, mémoire à partir de laquelle se produit l’action ? Dans ce cas-là, l’action est toujours conditionnée par la mémoire, cherchant à s’y ajuster, et la réaction ne produit dans l’esprit aucune détente, aucune libération du passé.
Il faut donc que je trouve d’abord la clé de ce problème, autrement je vivrai constamment dans la prolifération des expériences, accablé et conditionné dans la souffrance et dans la douleur. Il me faut découvrir une clé qui ouvrira la porte à chaque expérience, sans laisser aucune trace, ou un état de l’esprit d’où toute expérience a disparu.
Nous nous trouvons devant trois questions.
D’abord, on voit très clairement qu’il faut mourir au passé, si l’on veut un esprit clair, limpide, innocent, plein de fraîcheur, capable d’aborder tous les incidents de la vie. Cet état est aussi indispensable que la nourriture, la boisson, l’exercice physique ; c’est une nécessité absolue.
Alors, alors seulement, est-il possible de vivre dans ce monde, les expériences se succédant sans laisser la moindre trace.
Enfin, en troisième et dernier lieu : Existe-t-il un état de l’esprit qui nous permette, vivant et fonctionnant dans ce monde, de n’avoir aucune expérience du tout ? Il ne faut pas conclure qu’un tel esprit est paralysé, aveugle ou isolé ; qu’il s’est séparé au point d’éviter toute forme d’expérience.
Me suivez-vous ?
D’abord la nécessité d’un esprit renouvelé, plein de fraîcheur ;
deuxièmement un esprit qui passe par les expériences, qui fonctionne, qui agit, mais sans en garder la moindre empreinte ;
et en troisième lieu, un esprit si extraordinairement vivant qu’il n’a même plus besoin d’expériences d’aucune sorte.
La troisième question, nous allons la laisser de côté pour le moment. Pour la plupart d’entre nous, il n’y a vraiment que deux choses en jeu. Nous ne voyons pas qu’un esprit neuf est nécessaire, nous le voyons intellectuellement ou verbalement, mais nous ne l’exigeons pas vraiment.
Nous ne voulons pas vraiment d’un esprit frais et neuf, parce que cela impliquerait de renoncer à tous les plaisirs que nous avons accumulés, cela voudrait dire mourir au passé, et non pas d’une façon fragmentaire mais totale, mourir non seulement à nos souffrances, à nos douleurs, à nos peurs, mais à tous nos plaisirs ; sans cela, il est impossible d’avoir un esprit neuf. Nous savons profondément en nous-mêmes qu’un esprit neuf est nécessaire, mais nous ne le voulons pas d’une façon assez urgente, immédiate, avec passion, passion qu’un entretien, qu’une conférence ne peut stimuler ni intensifier.
L’énergie nécessaire à la renaissance de l’esprit est celle qui prend naissance à la mort du passé. Nous avons commencé par demander comment il est possible d’avoir cette énergie, autrement dit, d’être dans un état de sensitivité accrue et constante, une sensitivité où il n’y a pas de contradiction, pas de perte d’énergie. C’est à cette question que nous répondons.
Intellectuellement, verbalement, nous voyons bien la nécessité d’un esprit renouvelé. Et l’esprit se dit : « Comment vais-je parvenir à cet état où l’esprit est neuf ? » Sa véritable question, ce qu’il veut au fond de soi, c’est ceci : « Comment puis-je parvenir à cet état de fraîcheur, lequel me donnera un plaisir plus grand encore ? » Vous ne voulez pas d’un esprit renouvelé pour lui-même, vous le voulez pour le plaisir que vous en escomptez. Exiger ce plaisir, c’est gaspiller de l’énergie. Je voudrais être sain et bien portant, mais je veux manger toutes les nourritures qui me plaisent. Je veux boire et fumer, mais être en bonne santé tout de même. Les deux choses ne sont pas possibles. J’ai donc découvert quelque chose : pour avoir cet esprit renouvelé, il me faut comprendre et mettre fin, mourir au principe du plaisir. Parce que, si je ne le fais pas, la question que je me pose vraiment sera celle-ci : « Comment vais-je pouvoir trouver du plaisir avec cet esprit renouvelé ? »
Je vois que la plupart d’entre nous ne veulent pas réellement mourir à tous les plaisirs, aux accumulations, aux haines, aux vanités qui sont en nous. Nous voulons nous en repaître, et aussi avoir un esprit neuf. Ce n’est pas possible. Alors, comment puis-je mourir au passé ? Vais-je me poser cette question ? Je ne me la poserai pas parce que, en réalité, je n’ai pas envie de renoncer au passé. J’écris des livres, j’ai été quelqu’un, j’ai parlé en public, j’ai derrière moi une histoire, une réputation, et je ne désire pas mourir à tout cela. Parce que si je meurs à tout cela que va-t-il se passer ? Je ne serai plus rien du tout ; je serai dans un état de vide, une vacuité complète.
Voyez-vous, si je meurs - et je veux bien dire mourir - je n’ai plus le moindre souci de ma réputation, de ce que les gens peuvent dire, d’avoir parlé dans différents coins du monde et toutes ces balivernes ; si vraiment ça m’est égal, il y a un état de vide, un état de vide complet. Et dans cet état de vide règne une énergie formidable. Ceci vous ne pouvez pas le savoir si vous ne l’avez pas fait. C’est un vide chargé d’une sensitivité et d’une intelligence incommensurables. Cette énergie, cette intelligence, cette sensitivité ne peuvent absolument pas prendre naissance par l’effet du savoir accumulé, de l’expérience, de la mémoire.
Ce vide sent ainsi, il se dit : « J’ai tout perdu, mes amis, ma réputation, mon désir de parler et d’utiliser l’auditoire pour mon plaisir. » Quand vous avez compris le principe du plaisir, le besoin de continuité du plaisir, il ne reste plus de trace de la mémoire en tant que mémoire psychologique. Je tiens à ma mémoire parce qu’elle est agréable ; et parce qu’elle est agréable, je ne désire pas souffrir. C’est ainsi que le plaisir engendre la souffrance. Je vois en même temps la nécessité d’un esprit renouvelé, et je me rends compte que pour être dans un état où l’esprit se renouvelle sans cesse, et non parce que c’est agréable, il faut qu’il y ait un vide total, où la pensée orientée par le plaisir, l’image, l’expression, n’a plus de sens.
L’esprit est arrivé à ce point par son intelligence, par un raisonnement logique et sain, et non par recherche du plaisir. C’est une suite naturelle, si l’on peut donner le nom de suite à quelque chose qui est en dehors du temps.
Les expériences peuvent traverser cet état de vide. Mais alors ce n’est plus moi, l’observateur, le penseur, l’expérimentateur, qui subis les expériences, et qui, par conséquent, en retiens les traces. Ce n’est pas comme si vous enfoncez une épingle dans votre jambe et que celle-ci, paralysée, n’a pas de réaction. Il faut qu’il y ait une réaction. En fait, chaque réaction est intensifiée, mais en passant par cet état de vide, l’expérience n’est plus enregistrée, et par conséquent il n’existe plus de passé basé sur la recherche du plaisir et sur la fuite devant la souffrance.
Tout ceci exige de l’intelligence, et non pas ce sentiment de : « Je voudrais avoir, je voudrais acquérir ceci ou cela. » Il ne s’agit pas d’accumuler du savoir, de lire des livres ou d’écouter des entretiens. Rien ne peut le faire. Simplement, l’esprit voit la nécessité de la clarté, d’un esprit renouvelé, et un esprit renouvelé et plein de clarté ne peut prendre naissance que grâce à une grande intelligence. Celle-ci est énergie, parce qu’alors cette intelligence agit, mais son action n’engendre aucune idée, laquelle serait déperdition d’énergie.
L’esprit en est donc arrivé à ce point. II ne se dit pas : « Comment mourir au passé ? Comment mourir aux souvenirs que j’ai eus, à mon accomplissement personnel, avec tous les plaisirs, les frustrations et les souffrances que cela comporte ? » Il ne recherche aucune méthode. Il voit la nécessité d’un esprit renouvelé. Voilà la question à laquelle il doit s’attaquer ; à laquelle il doit s’agripper.
Rejeter un plaisir, sans qu’intervienne en tant que motif un plaisir escompté plus grand encore, mourir à ce plaisir complètement, exige une lucidité, une clairvoyance qui est intelligence. Ceci se produit quand on a bien compris la nécessité d’une aurore nouvelle, qui ne soit pas le crépuscule d’hier prolongé jusqu’à ce matin. Quand ceci est absolument clair, tout le reste s’ensuit aisément. On peut alors passer par des expériences sans que celles-ci laissent la moindre trace, quand on a rejeté toute forme de plaisir, et par conséquent de souffrance et de douleur, parce que le rejet du plaisir, de cette souffrance, de cette douleur, est une prise de conscience de toute la structure du plaisir et de la douleur. De cette lucidité, de cette prise de conscience, jaillit l’énergie qui est intelligence.
Un motif comporte une énergie qui lui est propre, mais il n’est pas de la qualité de l’intelligence. Une prise de conscience totale où il n’y a plus de choix, de plaisir, et par conséquent de souffrance, fait régner l’ordre et cette énergie qui est intelligence. Celle-ci est toujours vide. Par conséquent, l’énergie qui est intelligence est essentiellement simple. La simplicité est un mot tellement chargé qu’il a perdu toute espèce de sens.
Les saints, les moines, les instructeurs, ont ramené la simplicité à des choses aussi misérables qu’une question d’argent, de vêtements, d’aliments. Pour eux, la simplicité c’est de posséder peu de vêtements, de prendre un repas par jour, avec quelques miracles par-dessus le marché. Les miracles sont la chose la plus facile à accomplir. Si vous êtes trop simples dans un certain sens, vous pouvez accomplir des miracles. Cela a été fait. Cette extraordinaire auréole est donnée pour rien ; mais la véritable simplicité est quelque chose d’entièrement différent. Il nous faut être extraordinairement simples ; et non pas seulement en matière de vêtements, d’aliments, d’habitation.
Là où il y a l’intelligence qui est énergie, et que l’individu vit dans un état de vide et de solitude complets, cette intelligence fonctionne toujours en étroit contact avec les faits, et par conséquent elle est simple. Elle est sans opinions, sans dogmes au sujet des faits. Il n’y a plus que le fait, ce qui est. L’espace entre le fait et l’image, la formule, les opinions que nous pouvons avoir au sujet du fait, tout cela c’est un gaspillage d’énergie. Ceci est le dernier entretien, donc veuillez approfondir la chose, absorber le sens des paroles, de sorte que votre esprit, toute votre énergie devienne extraordinairement vivante, intelligente, et par conséquent extraordinairement simple. Cette simplicité est l’état dans lequel il n’y a aucun espace entre l’observateur et le fait. Il n’y a que le fait, le ce qui est. Que le fait soit agréable ou douloureux est sans importance.
Tout cela nous pouvons le voir. Et, dès lors, est-il possible, demandons-nous, de vivre dans ce monde, d’aller à notre bureau, d’avoir une famille, de prendre des vacances, de faire tout ce que nous avons à faire, de vivre, et cependant d’avoir cette intelligence qui fonctionne à chaque instant ? C’est là une fausse question. Ce n’est pas une question simple. Elle est basée sur la recherche du plaisir. Mais si vous dites : « Puis-je regarder le fait en face, le ce qui est, chaque jour, sans qu’il existe le moindre intervalle entre le fait et moi ? » la question aurait un sens. Et si ensuite vous demandez : « Puis-je maintenir ce sentiment d’intelligence à chaque instant ? » vous posez une question fausse.
Vous êtes maintenant devant le fait, le ce qui est, l’expérience. Vous obligez votre esprit à regarder la chose comme elle est, et non pas à travers l’écran des opinions et des idées. Vos opinions et vos idées produisent l’expérience vis-à-vis du fait, mais quand vous voyez le fait en tant que fait, ce qui est, il n’y a plus d’expérience. Si je suis en colère, je suis en colère, c’est un fait. C’est ainsi.
Mais dès l’instant où je me dis : « Je ne devrais pas être en colère, c’est mal, ce n’est pas bon pour ma santé, ou pour mon foie, ou pour mon cœur, ou pour ma vie spirituelle », alors je commence à expérimenter dans un champ qui n’est pas celui des faits. Quelle chose extraordinaire qu’un esprit puisse regarder un fait, ce qui est, sans qu’il y ait d’expérience ; si je suis menteur, regarder ce fait sans explication, sans justification, sans condamnation. L’esprit qui se complaît à expliquer, justifier, condamner - toutes choses qui ont leurs racines dans le passé, dans le plaisir, dans la souffrance, dans la mémoire - cet esprit fait des expériences et il ne regarde pas le fait en face ; ce fait qu’il ne dit pas la vérité.
Que devient le fait, que je suis menteur ? Est-ce là une question difficile ? Je mens parce que j’ai peur. Maintenons les choses à un niveau très simple. Le fait c’est la peur, ce n’est pas le mensonge, c’est la peur qui m’a poussé à mentir. Le fait, le ce qui est, c’est la peur. Et la peur, il faut que je m’en débarrasse ; elle m’est pénible, elle me trouble, elle paralyse mon esprit, l’alourdit, le remplit de ruse. Alors je m’efforce de m’en débarrasser. Et cet effort est une déperdition d’énergie ; alors que le fait c’est la peur.
Toute action, tout mouvement dans aucune direction au sujet de la peur, est une déperdition d’énergie ; l’intervalle, la distance entre l’observateur qui dit : « J’ai peur », et la peur, est encore une déperdition d’énergie. L’esprit est-il capable, en dehors de tout mouvement, de rester devant cette peur ? J’ai peur de la mort, j’ai peur de douzaines d’autres choses.
L’esprit peut-il demeurer en présence de cette peur sans aucun mouvement ? Est-il capable de prendre conscience de toute cette structure de la peur, sans essayer de la condamner, de la traduire, de la justifier, mais d’en prendre complètement conscience de façon à ce qu’il n’y ait plus aucun mouvement, et que par conséquent survienne une énergie qui est intelligence ? Là, où il y a cette pleine prise de conscience, il n’y a plus de peur.
Ce n’est pas une question de maintenir un état d’esprit où il n’y a pas de peur. J’aurai peut-être peur demain ou dans un instant, mais si je vais à la rencontre de ma peur maintenant, d’une façon totale, dans une prise de conscience complète, ou ne règne plus de choix, complètement passive, il y a une énergie qui est intelligence, et par conséquent plus de peur.
Ne cherchez pas à faire de ceci un procédé ! Ce n’est pas un procédé. Si vous le prenez comme un procédé, et si vous voulez l’appliquer pour vous débarrasser de la peur, bonsoir, jamais vous ne comprendrez. Mais si vous voyez tout ceci d’un seul coup d’œil, il n’y aura plus de peur. On ne peut pas s’exercer à la lucidité, on ne peut pas lui demander de continuer d’être ; vous n’exigez pas, vous ne vous exercez pas, parce que votre esprit est intelligent grâce à sa lucidité.
La question suivante est celle-ci : est-il possible pour un esprit d’être dans un état où les expériences - les visions, ce que les gens peuvent bien dire, ce qu’ils ne disent pas, que vous soyez en train de parler ou non, que vous écriviez ou non, que vous soyez célèbres ou non - où toutes ces expériences sont dépourvues de portée, de signification ? A moins d’avoir compris la première question complètement, cette nécessité d’un esprit renouvelé et pur, à moins de l’avoir approfondie dans ses tréfonds, on ne peut pas répondre à la question suivante. Parce que la question suivante, s’il est possible de vivre dans ce monde sans que les expériences laissent la moindre trace, découle naturellement de la première.
Nous nous figurons que la lucidité est une chose qu’il faut maintenir, mais dans toute chose que l’on maintient il y a une continuité ; elle est dépourvue de fraîcheur. Ce dont nous parlons c’est d’un esprit sans cesse renouvelé, hautement intelligent. Il est intelligent parce qu’il comprend, et cette compréhension même est l’énergie qui crée l’intelligence. Quand vous avez vécu de cette façon-là, l’attention, la prise de conscience peuvent s’engourdir, peuvent s’assoupir ; et quand elles sont nécessaires vous pouvez agir dans cet état d’intelligence.
Mais si vous dites : « Il faut que je maintienne cette chose constamment », vous retombez dans l’état d’avant ; jamais vous n’aurez un esprit renouvelé. Un esprit renouvelé n’est pas une idée. C’est un fait, mais seulement quand nous avons compris la structure et la nature du plaisir, qui est le lieu d’élection de la souffrance.
Nous devons donc commencer tout près. Le premier pas, qui est très près, c’est la souffrance, le plaisir que nous prenons aux petites choses, et non pas dans des idées énormes et vastes. En partant de là, vous vous apercevrez par vous-mêmes si un esprit peut vivre dans ce monde et fonctionner, si l’on peut aller à son bureau et tout ce qui s’ensuit, parce que l’esprit est alors si extraordinairement éveillé qu’il n’a besoin d’aucune expérience ; et seul un tel esprit est innocent. Cette innocence, c’est la simplicité portée au plus haut point. Un tel esprit est complètement intelligent, ayant une énergie silencieuse - car une énergie non silencieuse ne peut jamais être intelligente - et là, règne un mouvement d’un ordre entièrement différent.
Mais ceci devient une affaire d’hypothèses et par conséquent elle est inutile, à moins d’avoir passé par la première question et d’avoir un esprit tellement vivant qu’il n’a plus besoin d’expérience.
Saanen, le 10 août 1965
Extrait de :
Suisse
7ème Entretien
Saanen, le 10 août 1965