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Le Sens de l’éducation à la lumière de J.Krishnamurti par Joëlle Macrez_Cursus en Sciences de l’éducation avec R. Barbier - 1995



LA SAGESSE DANS L’ÉDUCATION

Réflexion sur le sens de l’éducation à la lumière de J.Krishnamurti

Le sens de l’éducation c’est d’éveiller l’intelligence.

L’intelligence c’est la pleine compréhension de la réalité nous permettant de pouvoir être conscient et présent.

C’est dans cette compréhension que l’on accède à la liberté d’être.

RÉFLEXION SUR LE SENS DE L’ÉDUCATION

Je suis sortie de ma première rencontre avec Krishnamurti, à travers son livre « la révolution du silence », avec l’impression de le connaître depuis toujours et de comprendre vraiment de quoi il parle mais aussi avec une prise de conscience immense en ce qui concerne mes peurs et tout ce sur quoi je bute dans mon évolution personnelle. J’ai été, par moments, tellement confrontée à moi même que cela m’a mise en colère.

Une image a surgi : une petite fille qui, lorsqu’elle se trouve dans la nature avec sa famille, s’isole de leurs jeux et de leurs amusements afin de juste regarder l’environnement, la nature qu’elle ressent comme une appartenance et qui l’émeut jusqu’aux larmes. Ses parents, la retrouvant seule et en pleurs, perdue dans la contemplation du paysage ne comprennent pas et lui affirment qu’elle est stupide.

Elle finira par le croire et construira un mur protecteur autour de sa véritable personnalité afin de devenir comme ils réclament qu’elle soit. Ce mur, j’ai mis 38 ans pour comprendre qu’il m’empêchait d’accéder à moi-même et à mon authenticité.
Une autre image, un texte rempli de mots que j’ai écris il y a plusieurs années lorsque j’ai commencé à devenir vraie et à essayer de me déconditionner, le voici :

LE MUR

Elle ne se souvenait pas à quel moment exact elle l’avait construit, ni comment. Il se dressait là, solide devant elle, telle une porte gigantesque et interdite dont elle ne cherchait pas à forcer l’accès.

Sans doute avait-elle, il y a fort longtemps, posé la première pierre de cet édifice pour se protéger d’une blessure. Lorsqu’elle puisait au fond de sa mémoire, il lui semblait qu’elle avait commencé de le bâtir dans son enfance, à cette époque où elle était une toute petite fille et qu’elle se sentait menacée par le monde qu’elle découvrait. Les premières briques avaient été posées pour fuir ce sentiment de rejet qui l’avait meurtrie, un jour qu’elle tendait les bras vers d’autres bras qui étaient demeurés fermés, inaccessibles.

Ce début de forteresse l’avait aidée à ne plus tendre les mains vers le vide. Ensuite, la construction s’était faite d’elle même. Cela avait pris longtemps. Toutes ses années d’enfance, d’adolescence, avaient été consacrées à l’élévation de ce mur solide et protecteur, l’éloignant de ses peurs, de ses angoisses.

Une fuite ! Un sentiment trouble et confus, une façon d’ignorer la réalité.
Elle avait appris à vivre avec cette masse d’ombre près d’elle qui l’empêchait de profiter complètement du soleil. Finalement, sans s’en rendre compte, elle avait oublié qu’il existait quelque chose derrière le mur. Un trésor constitué de tous ses rêves d’enfant, qu’elle avait isolés du reste du monde pour les protéger.

Sa vie, elle l’avait donc vécue de l’autre côté. Il lui semblait qu’elle avait été heureuse aux abords de cette enceinte. Elle avait rencontré des hommes, avait partagé des émotions avec eux sans jamais se blesser. Bien sûr, elle s’était égratignée quelquefois, mais alors, simplement, elle avait continué de poser des morceaux de roche, renforçant ainsi sa forteresse en l’élevant toujours plus haut, la rendant plus solide et plus dure.

Un jour, sans comprendre pourquoi, son regard s’arrêta sur le mur. Prise d’une impulsion soudaine, irréfléchie, elle l’escalada, guidée par une grande curiosité. Arrivée en haut du rempart, elle s’assit un moment pour reprendre son souffle. Elle se sentait près du ciel, resta longtemps les yeux et la tête dans les étoiles. Elle fit un rêve merveilleux durant lequel elle se crut proche des dieux. Il lui semblait que le secret de la vie était là. Éloignée des hommes elle se sentait bien, attirée par la puissance et le calme de l’élément.

Elle fusionna avec lui, connut un grand bonheur. Il lui semblait qu’elle accédait enfin à un accord avec elle-même. Est-ce donc le renoncement, la solitude, le secret de la sérénité ? Lorsqu’elle s’éveilla, quelque chose avait bougé en elle. Une grande douceur l’habitait. Elle regarda les hommes, ce monde qui avait été le sien pendant si longtemps et se sentit étrangère à cet univers superficiel. Puis, doucement, ses yeux se portèrent de l’autre côté du mur. Elle eut envie de pleurer. Là, juste en dessous d’elle, vivaient des êtres profonds, à la recherche de vérité et d’amour. Les valeurs de ce monde là lui semblèrent différentes, plus graves aussi. Ici, moins de légèreté, pas de mensonges ni de relations frivoles et vides. Elle vit des hommes et des femmes vivre en harmonie. C’était comme dans un conte de fées. Sans réfléchir, sans hésiter, elle quitta ses hauteurs pour rejoindre ces êtres qu’elle sentait correspondre mieux à sa sensibilité. Elle explora son nouveau domaine avec la joie et l’insouciance de la petite fille d’autrefois. Elle se sentait si bien qu’elle s’abandonna aux sentiments très tendres qui renaissaient en elle. Elle redevint l’enfant vulnérable, confiante qu’elle avait été. Un jour, innocemment, spontanément, ses bras s’ouvrirent et se tendirent à nouveau. Les hommes de cette patrie, nouvelle pour elle, furent surpris et la regardèrent avec méfiance.

Qui donc était-elle ? D’où venait-elle ? Que cherchait-elle ? Prudents, ils n’ouvrirent pas leurs bras à cet être qui leur faisait peur. Déçue, elle baissa la tête et s’enfuit en emportant la blessure qui venait de détruire ses illusions. Elle regagna les hauteurs du mur le coeur lourd et déchiré. Sa tristesse était grande. Elle fut prise de vertige, attirée par le vide de chacun des deux côtés. Pour échapper au danger, à la chute qui aurait pu la tuer, elle regarda le ciel. Il lui sembla moins pur, plus fuyant, moins accessible. Sa vue était troublée par la souffrance qui l’habitait. Elle se sentait seule, ne sachant plus à quel monde elle appartenait. Une décision s’imposait cependant. Elle devait choisir entre la vie qui avait été la sienne durant de longues années, où elle avait sans cesse joué la comédie du bonheur, mais où elle avait trouvé une certaine légèreté à l’existence et entre cet univers nouveau qui l’attirait, fait de davantage de sincérité, de vérité, de profondeur, d’abandon mais où une gravité, un sérieux qu’elle ne connaissait pas la blessaient.

Rester seule à parler aux nuages était impossible. Le ciel pour l’aimer et l’accueillir réclamait sa mort. Elle n’était pas prête à mourir. Quelque chose en elle aimait encore la vie. De ce centre du monde, elle écouta les oiseaux lui parler. Ils connaissaient la sagesse et la plénitude. Leurs chants coulaient en elle, telle une musique douce, un message de confiance pour l’avenir. Ils volaient gracieusement dans le ciel et se posaient parfois d’un côté du mur ou de l’autre, sans paraître en souffrir. Ils puisaient ce dont ils avaient besoin dans ces deux univers si différents et parvenaient ainsi à l’équilibre parfait de leur envol vers le soleil. Ils semblaient heureux.

De ce point culminant d’un équilibre trop fragile surgirent une lumière, une certitude ; elle devait détruire le mur afin de réunir les extrêmes de ces deux espaces en un tout harmonieux. Elle devait réapprendre à vivre dans un monde qui serait sans muraille, en puisant en lui le mariage du sérieux et de la frivolité, du rêve et de la réalité, du bien et du mal, de l’abandon et de la retenue, de la vérité et du mensonge, du superficiel et du profond. C’est là que résidait le secret des oiseaux, dans ce juste équilibre des forces et des faiblesses des hommes. Un accord avec la vie, une lutte incessante vers l’harmonie.

A l’aube d’un matin plein de promesses, accompagnée par le gazouillement léger des oiseaux, elle descendit de son perchoir pour se mettre au travail. Son coeur était serré. Elle avait peur. N’était-ce pas une partie intégrante d’elle-même qu’elle désirait détruire ? Elle aurait aimé trouver sur son chemin un ami pour l’aider. Elle ne rencontra que le vide. Seul, l’espoir remplissait son coeur et la guidait.

Avec beaucoup de regret elle se saisit d’une masse et frappa contre le mur. Il se fendilla. De la fêlure s’échappèrent quelques gouttes de sang qui la firent terriblement souffrir.

Un moineau se posa tendrement sur son épaule pour l’encourager. Son bras destructeur se leva à nouveau.

Le sens de l’éducation pour Krishnamurti n’a rien à voir avec ce que l’on entend par éducation habituellement dans notre société. L’éducation, selon son sens le plus commun, c’est la mise en oeuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain. Ceci se résume souvent, pour ce qui concerne la formation, à socialiser la personne pendant l’enfance, puis, durant l’adolescence, à acquérir un ensemble de connaissances théoriques et pratiques en vue d’une future orientation professionnelle. En ce qui concerne le développement de l’individu, c’est à dire son épanouissement, sa croissance personnelle, la société met à la disposition des gens un certain nombre d’activité créatrices, artistiques, culturelles et sportives. Le sens profond de l’éducation me semble donc être, en général, d’intégrer le mieux possible l’être humain dans la société, en faire un être éduqué pour une société donnée.

Le sens de l’éducation pour Krishnamurti semble plutôt être basé sur la prise de conscience par la personne de son ignorance d’elle-même et sur son déconditionnement. Tout être humain est obligé d’être socialisé lorsqu’il est tout petit pour survivre mais, arrivé à l’âge où il peut raisonner par lui-même, le but de sa vie pourrait alors être de se débarrasser de tout conditionnement afin de devenir autonome et neuf. On retrouve là l’idée symbolique de mort/renaissance propre à certains rituels initiatiques. Je pense que dans la pensée de Krishnamurti cette mort à tout ce que nous avons été pour renaître neuf, vrai, authentique, déconditionné et libre est beaucoup plus que symbolique, elle est la condition au développement de la personne dans le sens le plus absolu du terme.

L’éducation de Krishnamurti s’adresse toujours à des adultes ou des jeunes étudiants, jamais à des enfants (en tous cas dans les ouvrages que j’ai lus et malgré qu’il ait fondé des écoles) ; il y aurait donc une socialisation de l’individu, obligatoire et nécessaire et, plus tard, le sens de l’éducation devrait être de conduire l’individu vers lui même, vers la connaissance de lui-même.

Je suis en complète harmonie avec la pensée de Krishnamurti car j’ai la profonde certitude que le sens de l’éducation n’est pas de rendre les êtres sociables et savants mais de les guider vers un éveil à eux mêmes où le savoir et les comportements superficiels deviennent inutiles.

La société, quelle qu’elle soit, « dresse » les enfants en les instruisant, les conditionnant, les enfermant dans ce que les éducateurs et les parents croient être vrai et bon pour eux. En agissant ainsi les êtres humains deviennent de parfaits robots, incapables d’une véritable autonomie et incapables d’amour, de liberté et de désintérêt. Des êtres parfaits pour le système. L’être humain est en conflit permanent avec lui même car sans cesse au cours de sa vie il accomplit des actions qui ne correspondent pas à ce qu’il est dans la profondeur de son être. Le problème est que la plupart des gens ne savent pas qui ils sont et ne cherchent pas à le savoir, trop enfermés dans leurs systèmes de croyances, de préjugés et dans ce qu’ils croient être la vérité. Existe t-il une Vérité ? Krishnamurti nous montre que tout n’est qu’illusion tant que nous sommes enfermés dans nos systèmes de croyances et tant que nous évoluons dans le système temporel. S’il existe une vérité c’est à nous de la découvrir, d’en faire l’expérience, en nous libérant du connu, ici et maintenant, et en étant tout simplement nous-mêmes. Mais alors qu’est ce donc qu’être soi-même ?

Etre soi-même est cet instant où nous n’avons plus de référence à hier, au passé, plus de projection dans demain, le futur, et où nous sommes tout simplement ce que nous faisons ou ce que nous disons. Cela semble tellement simple, mourir à chaque instant pour renaître neuf de tout conditionnement, de projection et être ; profiter ainsi de chaque seconde de la vie, en jouir dans le calme et la paix intérieur car dans cette action d’être le mental devient lui-aussi paisible.

Il me semble que le sens de l’éducation chez Krishnamurti, dans son essence profonde, ressemble à cela. Et l’homme, s’il parvient à atteindre cet état d’être permanent accède à lui-même, à la véritable connaissance, à la liberté et fait l’expérience de l’amour.

Alors toutes les valeurs matérialistes fondant notre société n’ont plus aucune raison d’être et l’acquisition de savoirs perd tout son sens actuel. Apprendre devient un état d’être permanent.

Je sens tout ce que j’écris comme « juste », en accord avec ce que je suis et, je l’espère, proche de la pensée de Krishnamurti mais tout cela n’est qu’un fait intellectuel. Je comprends intellectuellement un certain nombre de choses que je viens de décrire mais cela ne signifie pas que dans ma vie quotidienne je suis ce qu’intellectuellement je comprends. Le véritable acte de comprendre n’est jamais intellectuel mais relève d’un voyage déstabilisant où l’on quitte le rivage du connu pour aller vers l’inconnu pour finalement atteindre un territoire nouveau. Comprendre c’est lâcher l’apprentissage et, dans un instant fulgurant, se retourner pour regarder ce qu’on a été et le comprendre. Dans la compréhension on est touché dans son corps car la compréhension réelle traverse le corps et on sait alors qu’on a perdu.

Comprendre c’est sentir en soi les effets de la compréhension, c’est aller vers soi, c’est accepter de mourir symboliquement pour renaître différent et c’est changer notre regard sur le monde. Le moment de la compréhension c’est un instant où les chaînes se brisent et où on accède à la liberté à travers la perte. Dans l’acte de comprendre nous accédons à l’autonomie.

Et voilà où parfois je chute car si pour Krishnamurti le sens de l’éducation c’est guider l’autre vers lui-même afin qu’il parvienne à être dans la compréhension totale et permanente de ce qu’il est dans sa relation au monde et à l’autre, il m’apparaît que je ne puis être dans cet état en permanence. La raison en est d’abord ma peur de lâcher certaines de mes croyances auxquelles je m’accroche comme si elles étaient la base de ma vie, et sans doute le sont-elles, mais aussi cette difficulté à lâcher le mental qui me ramène sans cesse aux souvenirs du passé et m’entraîne parfois dans certaines projections vers le futur, je suis encore souvent enchaînée à ma pensée. Par ailleurs je sais très bien qu’il est des instants où je triche, où je ne suis pas réellement ce que je fais, où j’oublie de voir, d’écouter et d’être.

L’enseignement de Krishnamurti, s’il raisonne en moi très fort me confronte aussi violemment à mes faiblesses et à mes peurs. Il me place en face de moi-même, en face de tout ce que je crois comprendre intellectuellement et qu’en réalité je ne comprends pas puisque je ne le suis pas.

Le sens de d’éducation pose toute la question de la transmission car éduquer c’est transmettre, mais que doit-on transmettre ? Dès l’instant où il y a transmission il y a risque d’endoctrinement, d’aliénation de l’autre. Et je m’interroge alors sur l’oeuvre de Krishnamurti. Il condamne les maîtres, les gourous, les dogmes et toutes les croyances mais que fait-il lorsqu’il écrit des ouvrages sur l’éducation et sur la liberté humaine ? N’est-ce pas en désaccord avec sa pensée, sa vérité, la liberté ? En effet tout ce qui est écrit et lu se destine à être jugé, apprécié, admiré, aimé, rejeté, nié, voire condamné.

Dans la plupart des cas c’est un savant mélange qui est toujours une projection du lecteur lui-même. De la même façon le processus se révèle entre l’auteur et ce qu’il écrit. Ceci semble un fait incontournable, pourquoi ? Il me semble que c’est parce que quiconque prend la plume, ou la parole, transforme dans l’instant ce qui est en une idée de ce qui est. Dès lors le lecteur ou l’interlocuteur se voit recevoir une idée de ce qui est qui l’invite et l’installe dans une confrontation avec sa propre idée de ce qui est. Seule l’action immédiate est spontanée ; elle « est » la réalité et alors, la pensée qui l’accompagne, si jamais il y en a une, trouve sa justification.

Est-il possible, dans ces conditions, d’aborder par l’écriture la question posée aujourd’hui, tout en sachant l’importance qu’elle revêt et sans tomber dans un scénario totalement déplacé parce que hors du champs de ce qui est ? Est-ce possible ? L’évidence s’impose parce que c’est un fait et que tout fait est toujours ce qu’il est par essence et ne peut être rien d’autre. Il y a là une contradiction. Je ne peux pas répondre à la question posée car, si je tente de le faire par l’écriture, je suis dans le champ de la pensée, donc de l’idée, de l’interprétation subjective, de l’abstrait. Je n’apporterais alors qu’une idée de réponse et toute idée est discutable. Devant l’immense problème que soulève la question posée et ses conséquences, le moindre respect nous commande une rigueur sans faille. Cette démarche ne présente pas le moindre intérêt pour celui ou celle qui cherche la vérité, c’est-à-dire ce qui est. Au moment même où j’écris ces lignes dénonçant la démarche je suis confrontée à la même impossibilité. C’est le chat qui se mord la queue.

La seule et unique façon de répondre à la question posée est d’entreprendre par l’acte d’agir, donc d’être. La démarche que Krishnamurti a faite est de cet ordre parce qu’il est sa démarche. Lorsqu’il écrit, il est ce qu’il écrit. Il est le fait en soi. Tenter de démontrer par les mots tout le sens de son éducation, de sa pensée est un jeu subtil et attrayant mais il conduit à entretenir une illusion. Celle de croire que l’on a « compris », que l’on « sait ». Ceci me semble grave parce que la seule façon de savoir est de faire et faire conduit à être. Par conséquent, discourir sur le balancement de la queue de la vache est peut-être réconfortant mais n’apportera rien à notre véritable compréhension du monde et de nous-mêmes. Il me semble indispensable de percevoir, de recevoir « l’être » derrière le mot. La véritable noblesse de la philosophie est d’en comprendre les limites, d’en assumer sa fin.

Donc, lorsque je me pose la question « quel est le sens de l’éducation chez Krishnamurti », il m’apparaît que toute tentative de réponse verbale ou écrite signifierait que je n’ai rien compris, rien vu, rien observé.

Krishnamurti nous parle d’esprits libres, non pas de le devenir demain ou un autre jour mais de l’être maintenant. Qu’est ce que cela signifie ? Ceci fait surgir des questions : est ce qu’un esprit libre s’accommode d’une question fondamentale en l’acceptant pour ce qu’elle est ? pour ce qu’elle se prétend être ? A t-elle seulement lieu d’être posée ? Qu’est ce qu’une question ? Quelle est sa structure, sa nature ? Qu’implique t-elle ? Quel est son champ d’action ? Quel est le champ d’action des réponses possibles ? Il me semble soudain que toute question est une contradiction ? Celle que vous m’avez posée semble admettre qu’il y a un sens à l’éducation chez Krishnamurti, pourquoi ? Est ce vrai ?

Cette question sous entend donc, bien évidemment que toute éducation doit avoir un sens, pourquoi ? Est ce vrai ? Et donc, elle sous entend également que nous devons être éduqués, n’est-il pas vrai ? Je ne renie pas ce fait plus que je ne l’approuve. Je le constate, c’est tout. Mais est ce nécessaire et pourquoi ? Et pourquoi cette question l’admet-elle déjà ? Krishnamurti nous parle d’un être libre mais il « est » un être libre. Je le vois à chaque mot que je lis de lui. Sa démarche n’est pas une démarche de question avec réponse sur papier, mais une démarche de réponses vécues et de questions vécues. C’est un fait. Sa démarche ne s’inscrit pas tant dans ce qu’il dit mais dans ce qu’il fait.

Autrement dit il « est » et il y une indivisibilité entre ce qu’il dit et ce qu’il fait. Ainsi il aborde tout le champ des problèmes que l’être humain se pose quand la vie l’interpelle encore. Le sens de la vie, l’amour, la souffrance, la mort, la peur, le bonheur, etc... Ce sont des faits, rien de plus et Krishnamurti vit les questions et il vit les réponses à chaque instant. Ce qu’il nous propose c’est d’en faire autant dans l’instant où nous le lisons afin de voir, d’observer, comprendre, apprendre ensemble. Il ne pose pas la moindre question, ne propose aucune réponse, il nous faut le voir, c’est dans l’illusion de notre pensée que nous pouvons inventer le contraire.

Krishnamurti « est » la question et « est » la réponse dans « l’acte d’être » dans l’instant, d’instant en instant. Ceci me semble être un fait évident pour qui « regarde ». Il ne peut donc pas s’ensuivre une suite de questions/réponses intellectuelles qui s’enchaînent mais un processus de réponses/réponses vécues comme un enchaînement de faits vécus. Ceci me semble extrêmement différent. C’est un état d’être permanent où il n’y a plus de pensées. Cet état d’être permanent abolit toutes questions intellectuelles et les transforme sur le champ en réponses qui « sont en soi » puisqu’il est d’instant en instant. Dans ce cas la pensée est au service de l’être et non l’inverse. Il n’y a donc plus d’observateur, plus de « moi », plus de conflit interne. Ceci est un fait en ce qui le concerne et une idée de ce fait, ici-même, dans ce devoir. Et Krishnamurti nous dit seulement : essayez ce fait, voyez le, soyez ce fait et alors vous comprendrez. C’est simple, n’est-ce pas ?

Je ne vois là aucune méthode éducative, aucun sens à l’éducation. Si je vous dis que le soleil est derrière ce rideau d’arbres parce que je l’ai vu et que vous pouvez le voir aussi en vous penchant un peu, est-ce une méthode quelconque ? Est-ce un sens éducatif ou bien simplement un fait ? Évidemment on peut considérer que c’est un moyen comme un autre de voir le soleil à cet instant précis et alors on peut discourir sur ceci jusqu’à y trouver un sens éducatif. Tout ceci ne serait que verbiage intellectuel. La vérité est le fait. Tout sens donné à l’éducation suppose un but, une direction, un choix, une volonté délibérée de conduire, de former et par conséquent de conditionner. Même en croyant oeuvrer pour ce que l’on croit être le mieux, on conditionne. Et qui donc peut se prévaloir de dire : « ceci est le mieux » ? Il n’y a qu’à regarder l’histoire de l’humanité pour entrevoir la réponse.

Je suis relativement insatisfaite de cette réflexion car je n’ai fait qu’essayer de mettre en lumière le paradoxe entre la pensée de Krishnamurti et l’éventualité d’un sens de l’éducation relatif à cette vision du monde. Il m’est cependant impossible de nier le fait que Krishnamurti a consacré sa vie à l’enseignement et que ses « causeries » et ses entretiens particuliers n’avaient pour but que d’éveiller les hommes de leur torpeur afin de les éveiller à la vérité. Sa vision du monde révèle donc tout son sens de l’éducation et je vais essayer de mettre des mots derrière cet état d’être qu’il revendique comme la seule possibilité pour l’homme d’atteindre un état de conscience à partir de mon graphe personnel sur la vision du monde de Krishnamurti.

GRAPHE

Commentaire sur un graphe

L’homme est fragmenté intérieurement et extérieurement parce qu’il n’est pas lui-même et essaye d’être quelque chose qu’il n’est pas. La cause de cette fragmentation est le conditionnement familial, culturel et social. Le conditionnement nous conduit à continuellement condamner, comparer et évaluer les choses. De ce fait nous sommes continuellement dans un processus de devenir et de désir. C’est de cette fragmentation que naît la violence en nous-mêmes et les conflits. La violence naît du droit que l’on a de posséder, droits que s’attribuent différents besoins sexuels ou idéologiques.

L’homme est donc rempli de désir, il cherche continuellement à devenir quelque chose d’autre que ce qu’il est et à cause de cela il est plongé dans l’ignorance, dans un monde où l’attachement et l’illusion dominent. Le conflit est provoqué par la quête continuelle du plaisir, de l’attachement provoquant la peur de perdre et donc la souffrance. La cause profonde de la peur c’est aussi la pensée. En effet, sans cesse nous pensons à ce qui est arrivé hier et à ce qui se produira demain et ceci engendre la peur ou le plaisir. La pensée est une réaction de la mémoire.
Lorsque l’action est immédiate on ne pense pas à ce qui se passe dans l’instant, on le vit, on est l’action. La pensée ne peut pas intervenir dans le présent actif et ceci constitue une des grandes vérités de Krishnamurti.

L’inconscient est un réservoir de mémoires de la race, de la tradition, de l’histoire. Il est l’entrepôt des connaissances acquises. C’est la pensée qui dit sans cesse : ce qui « est » ne me satisfait pas, je serai satisfait par ce qui « devrait » être. Ce qui devrait être est donc produit par l’observateur qui est toujours le passé, qui n’est jamais neuf et sur lequel se bâtit le futur.

Selon Krishnamurti tout notre conditionnement, toutes nos pensées appartiennent au monde du connu, tout ce qui est connu c’est le passé et pour être dans le présent il faut mourir intérieurement au passé. Nous devons apprendre dans cet acte de mort du passé à nous connaître tels que nous sommes et non pas tels que nous devrions être. Se connaître s’est s’observer sans identification, sans mot, sans espace entre observateur et observé.

Le conflit c’est la division entre l’observateur et l’observé. Par exemple lorsque je suis en colère, je ne suis pas la colère. De même je suis disloquée, fragmentée parce que sans cesse j’effectue des actes avec lesquels je suis en désaccord. Il y a une division entre l’observateur, moi-même, et l’observé. Se connaître s’est découvrir que l’observateur est la chose observée, qu’il n’y a pas de séparation, pas de division et cela supprime le conflit.

Lorsque l’on prend conscience de notre ignorance, de nos souffrances et de nos peurs on s’éveille à la connaissance de soi à travers l’écoute, l’observation et la présence silencieuse au monde. Nous devenons solitaires, plus unis avec nous-mêmes et plus réceptifs. Cependant prendre conscience de son ignorance ne signifie pas être conscient. C’est une compréhension intellectuelle, une poussée intérieure nous menant vers l’action d’être. La véritable compréhension prend naissance dans l’action de la méditation et exige la mort de l’ego, la mort du Je, le passage du connu vers l’inconnu, l’instant où il n’y a plus d’espace entre l’observateur et la chose observée. Alors, seulement, on « est » et on accède à la connaissance qui est Beauté, Vérité, Liberté, Amour, Compassion.

Et celui qui est touché par cette grâce, celui qui EST, ne pourra pas « éduquer » les hommes à ce qu’il est parce que c’est une ouverture dont il faut faire l’expérience et qui se situe bien au delà des mots et des concepts intellectuels. La véritable transmission ne pourra s’effectuer que par le rayonnement de cet état d’être qui, peut-être, touchera ceux qui ont déjà pris conscience de leur ignorance et qui seront alors dans l’écoute, l’observation, le silence. Ceci constitue, il me semble, le sens non pas de l’éducation mais le sens profond de toute l’existence humaine. Krishnamurti nous le répète sans cesse : l’éducateur, le maître, n’est qu’un poteau sur le bord de la route. Il faut lire ses indications et aller son chemin. Il n’y a pas d’instructeur en dehors de nous-mêmes.

Apprendre n’est possible que lorsque nous sommes en état de mouvement constant. Dans l’observation de ce qui est on apprend à l’infini. Cette action de regarder/observer ne peut se faire que dans le silence intérieur. Il nous faut être seul intérieurement pour rencontrer la réalité, se détacher de toute appartenance sociale ou idéologique. Tout cela n’est transmissible que par la façon dont on vit tous les jours, non avec des mots. Parvenir à voir sans l’observateur c’est-à-dire « être », c’est le début de l’amour.

A la relecture de ce que je viens d’écrire je me rends compte qu’à partir des mots clés de Krishnamurti j’ai, en fait, non pas décrit sa vision du monde mais la mienne.

Je voudrais continuer ce travail par une réflexion personnelle sur le cours de Monsieur Barbier. Depuis le début de l’année scolaire, à chaque fois que je sors de ce cours sur K je me sens triste et démunie. De plus, à chaque fois que j’adresse la parole à M. Barbier ou lorsqu’il vient travailler dans notre groupe, je me sens assez mal à l’aise et déprimée. Pourquoi ? Je ne peux pas refuser de me confronter à cette évidence et tenter de comprendre ce qui m’arrive ?

Si je creuse un peu la raison de ma tristesse je réalise qu’il n’y a absolument aucune raison d’être triste. Ce qui se cache derrière ce sentiment de chagrin c’est ma peur, une terreur serait un mot plus approprié. A quoi donc me renvoie cette terreur ? René Barbier, dans son enseignement, me confronte sans cesse et je me rends soudain compte que sa seule présence est une confrontation vis à vis de moi- même. Toutes ses remarques m’obligent à aller plus profondément vers une meilleure connaissance de moi, elles m’obligent aussi à regarder certaines choses que je n’ai pas envie de voir, de constater qu’il y a quantité de choses auxquelles je m’accroche et que j’ai peur de perdre en allant plus loin dans l’abandon de moi-même.

Je m’étais construit ma petite vision du monde à moi et je crois qu’elle me convenait parfaitement bien. Il faut dire que pour parvenir à ce que je nomme une prise de conscience et commencer à comprendre qui je suis réellement j’ai déjà abandonné beaucoup, j’ai toujours eu le sentiment que j’étais morte pour renaître différente et cette naissance ne s’est pas passée sans douleur, sans souffrance, sans peur. Alors, croyant avoir atteint un certain état de sérénité et de plénitude intérieures, je me suis installée dans ce bonheur intérieur et je l’ai dégusté.

Et voici que je rencontre Krishnamurti et René Barbier ; qu’ils me délogent de ma sécurité et du confort dans lequel je m’étais installée pour faire, à nouveau, jaillir les doutes, les questionnements et la souffrance en moi. J’ai peur, je suis terrorisée parce que j’ai conscience d’être proche de l’état de mutation dont ils parlent mais, dans le même temps, je ne veux pas y parvenir, je ne suis pas prête. L’idée d’être propulsée, malgré moi, dans un mouvement qui me rapproche sans cesse de cet état m’est presque insupportable.

Cette peur, que signifie t-elle donc ? Elle ressemble beaucoup à ma terreur existentielle, cette impression de ne pas exister m’ayant accompagnée si longtemps, elle me renvoie aussi à mon autodestruction. L’autodestruction c’est ma mère, c’est sa folie. La peur de la folie, de devenir comme elle est là, je la sens de nouveau présente lorsque je suis en présence de K et de René Barbier. Pourquoi ? Une impression de perdre tous mes repères, la peur de sombrer dans un état proche de la folie, car, au fond c’est vrai qu’il me rend folle Krishnamurti et que je me heurte à un mur parfois dans ma compréhension et mon intégration de son enseignement.

Mais alors ! Dois-je abandonner cette unité d’enseignement ? Je sais au fond de moi que c’est impossible et qu’il me faut continuer tout ce que j’ai engagé. Ceci fait partie de ma vie, de mon cheminement. Cependant, quel rapport y a t-il entre la pensée de Krishnamurti et la folie ? Ce qui m’apparaît terrorisant c’est ce passage d’un monde dans l’autre avec tout ce que cela suppose de changement. Il y a là un rapport au vide, au néant où je me sens en perte de mon identité, de cette personnalité construite et conditionnée mais à laquelle je m’accroche comme une noyée s’accrocherait à une bouée.

J’ai déjà ressenti ce vertige, ce glissement vers la vacuité, vers le rien en étudiant le livre Francisco Varela, d’Evan Thompson et d’Eleanor Rosch « L’inscription corporelle de l’esprit ». J’avais été très effrayée, à l’époque, comme si je me tenais sur le seuil d’un monde inconnu dont je savais qu’il était le monde de la vérité ; je me refusait de le franchir tellement j’avais peur d’avancer dans ce vide où je n’avais plus mes repères.

Krishnamurti n’est pas devenu fou, bien au contraire, son esprit s’est ouvert au monde, à l’univers. Cependant, certaines personnes n’ont, peut-être, pas été capables d’assumer ce passage d’une conscience individuelle à une conscience cosmique, universelle, et sont devenues folles. Stanislav Grof n’a t-il pas décrit ces processus de folie qui, en fait, n’étaient que des éveils spirituels ? Voilà, je crois, ce qui m’effraie au plus au point dans la rencontre avec K : la possibilité d’une mutation interne me menant vers un état d’éveil mais dans lequel je reconnais, intuitivement, la menace d’une possible perte de la réalité.

Excusez moi, Monsieur, d’avoir inclus ces réflexions personnelles dans mon travail sur Krishnamurti mais si je ne l’avais pas fait je ne me sentirais pas en accord avec moi-même et malhonnête vis-à-vis de vous.

J’ai abandonné Krishnamurti pendant environ un mois et me revoilà. Cette rupture m’a semblé nécessaire, en effet les livres de K m’ont interpellée et entraînée dans une réflexion telle qu’elle finissait par menacer mon équilibre. Ne plus dévorer livres après livres m’a permis de prendre un peu de recul et de repenser au sens de l’éducation chez K. J’aurais sans doute dû lire « lettres aux écoles » afin d’en savoir un peu plus sur ce thème mais d’autres livres m’ont intéressée et il me semble que tout livre de K est un enseignement éducatif si l’on accepte de s’y pencher et d’y réfléchir. Le problème de la transmission est extrêmement difficile puisque dès lors que nous essayons de transmettre, consciemment ou inconsciemment, nous tentons d’imposer certaines de nos idées, de nos opinions et, forcément, nous conditionnons.

De même, lorsque nous voulons éduquer, nous nous plaçons dans la situation de celui qui sait face à celui qui ne sait pas ; Krishnamurti a clairement indiqué qu’aucun maître n’était nécessaire pour parvenir à soi-même. Mais alors, le sens de l’éducation chez K, quel est-il exactement ? Pourquoi a-t-il créé des écoles ? Sans doute K a-t-il souhaité, en créant des lieux d’enseignements, mettre en place le processus qui mène à l’éveil, à la réalité, à l’état d’être. En effet, il affirme que l’éveil se produit d’un seul coup et que le passage du connu vers l’inconnu ne peut être le résultat d’un processus.

Pourtant il semble clair que quiconque a pris conscience de son ignorance s’engage dans un processus fait de rigueur, d’observation et d’écoute. Sa vie prend alors un sens et il s’appliquera toujours à respecter une certaine attention, une certaine discipline dans tous les actes qu’il accomplira et qui seront en parfait accord avec ce qu’il est. Il n’atteindra peut-être jamais l’éveil car il semble évident que rien ne puisse provoquer ce passage si ce n’est une donnée qui nous échappe et qui fait partie de notre évolution mais, s’il doit connaître cette mort de l’ego, il me paraît évident que ceci sera la continuité d’une façon d’être et de vivre. Et celui qui parvient à un tel état d’absolu se doit d’essayer de percer l’obscurité des autres hommes ; "sa fonction est d’éveiller les êtres humains à cette intelligence qui dissipera l’obscurité.

Mais, au delà de cela, l’homme qui possède l’énergie, l’intelligence, a un champ d’action beaucoup plus élevé et qui affecte la conscience de ceux qui vivent dans l’obscurité, parce que la lumière affecte inévitablement l’obscurité. Il rend possible une activité fondamentale dans la conscience toute entière de l’humanité". (Le temps aboli, pages 253/265). K nous renseigne clairement ici sur le sens de l’éducation : tout homme qui a pris conscience de la réalité, même s’il n’est pas éveillé, se doit d’essayer d’éveiller ses compagnons mais il semble que la véritable transmission se fasse par le rayonnement d’une énergie qui nous éclaire et nous éveille. Toutefois, il me semble que si l’on rencontre quelqu’un qui soit prêt à entendre un message tel que celui de K, il m’apparaît évident qu’il l’entendra et qu’il le comprendra. Celui qui transmet, s’il a réellement compris lui-même ce qu’il tente d’enseigner, devra, dès lors qu’il aura vu l’éclair de la compréhension chez l’un de ses semblables, ne pas chercher à l’influencer et le laisser passer son chemin.

C’est pourquoi l’éveil est l’éducation et dans le même temps l’éveil n’est pas un processus mais un flash. Il m’apparaît évident que si, dans une école, un enfant est éduqué dans le respect total de ce qu’il est, il risque d’être moins conditionné qu’un autre et donc plus respectueux de lui-même et des autres. Sans conditionnement il me semble que nous devons mieux nous aimer nous-mêmes ; en nous aimant nous-mêmes, nous aimons mieux les autres et nous sommes beaucoup moins dans le conflit intérieur.

Ceci me rappelle le livre de A.S. Neill « Enfants libres de Summerhill ». Neill n’était pas un sage mais l’école qu’il fonda au début du siècle en Angleterre m’apparaît reposer sur les mêmes bases que celles de Krishnamurti. Cesser de dresser et gaver les enfants mais plutôt les accompagner vers eux-mêmes et vers leur liberté d’être. Cela suppose un but éducatif différent de ce qu’il est aujourd’hui dans nos sociétés matérialistes et capitalistes, non plus basé sur la « construction » d’un citoyen conforme au système dans lequel il évolue et qui deviendra un bon robot pour cette société mais plutôt un projet éducatif basé sur l’amour, la valorisation et le respect de la vie.

Si l’éducateur accompagne l’enfant vers lui-même dans le respect et la liberté il lui évite ce que nous nommons aujourd’hui les névroses et ce que K nomme la haine, le conflit interne, la fragmentation et le conduit vers un état mental et physique extrêmement sain. L’enfant, alors, devrait s’épanouir de lui-même, apprendre, étudier et se socialiser sans conflit interne et sans haine. Un enfant sans haine ne peut devenir qu’un homme rempli d’amour, positif pour la société mais une question se pose : la société souhaite-t-elle réellement que les hommes s’affranchissent de l’ignorance et parviennent à leur liberté ? Ce qu’enseigne K conduirait à des êtres intelligents, moins passifs, moins manipulables, plus autonomes dans leurs choix et leur façon de vivre. Ceci me semble tout à fait positif pour la société et l’évolution du monde mais je pense qu’une peur subsiste du côté des dirigeants les empêchant d’accepter une telle éducation risquant de changer la planète et conduire vers un monde meilleur ; c’est la peur de perdre certains privilèges et le pouvoir qui, depuis la nuit des temps, mène le monde.

Ce n’est donc pas seulement le sens et le but de l’éducation qu’il faudrait changer mais aussi tous ceux qui éduquent car ils sont enfermés dans leurs systèmes de croyances et de préjugés. K est un sage et je suis moi-même baignée dans ce genre d’idéal qui m’apparaît être seulement un rêve car il me suffit de regarder le monde pour voir combien la réalité est éloignée de l’enseignement de K. Je pense cependant que des hommes comme K ou comme Neill sont des hommes exceptionnels car ils vont jusqu’au bout de leurs idéaux et ouvre un espoir dans le coeur des hommes. Le monde ne pourra changer que si chacun, individuellement, apprend à se connaître lui-même et devient ce qu’il est dans le plus profond de son coeur. Alors ce qu’il transmettra sera chargé de respect et d’amour et l’éducation pourra prendre tout son sens.

Sans cet espoir la vie m’est difficilement supportable.

Il y a encore un point que je souhaite aborder pour terminer ce travail. Pendant le semestre je me suis heurtée à l’enseignement de K à cause de l’idée de processus. Mon expérience personnelle m’avait amenée à connaître l’enseignement de K sans jamais l’avoir lu et sans jamais avoir lu aucun texte de philosophie orientale. A un moment de ma vie j’ai pris conscience, par moi-même, de combien je souffrais et j’ai compris que ceci était dû à mon conditionnement, à cette fragmentation interne m’empêchant d’être moi-même. C’est par un travail sur moi-même que je suis parvenue à être authentique, déconditionnée et en accord. Au cours de cette épreuve j’ai connu ce que je nomme « mon éveil spirituel » alors qu’auparavant je n’avais aucun sens du sacré. J’ai d’ailleurs, à cette époque, écrit plusieurs livres dans lesquels j’ai retrouvé, en les relisant, des phrases qui auraient tout à fait pu appartenir à K. Une connaissance d’ordre universel m’a pénétrée au moment même où j’ai dépassé ma souffrance existentielle. J’ai connu, à cette époque, des illuminations ou flashes existentiels me révélant qui j’étais et le sens profond de mon existence. Ces moments ont fait voler en éclats bien des préjugés et des illusions et j’ai eu l’impression de mourir et de renaître différente. Pendant ces instants il me semble que je touchais à ce que K décrit et qui est de l’ordre de la méditation, du silence, de l’écoute et de la vacuité mais jamais je n’ai ressenti ce qu’il nomme la mort de l’ego.

Mon petit moi mesquin, avide, est toujours là, simplement il s’efface parfois pour laisser place à quelque chose de grand qui me dépasse.

A cause de cette expérience personnelle je ne parvenais pas à comprendre ni à accepter ce que dit K à propos de l’éveil, c’est-à-dire que lorsqu’il se produit il y a élimination totale de l’obscurité qui est le centre même de l’ego et donc destruction de l’ego. J’étais accrochée à l’idée d’un processus, d’une évolution faite d’une certaine quantité de flashes conduisant à un Éveil final et définitif : la mort de l’ego. Pour moi il y avait d’abord une prise de conscience amenant un changement radical dans le comportement de l’individu et dans sa vision du monde, puis peut-être, mais pas nécessairement, au terme d’un chemin long et difficile, fait de rigueur et de discipline, un passage permettant d’être conscient au sens où le décrit K. C’est d’ailleurs ce que j’ai élaboré dans la réalisation de mon graphe fait de trois étapes : ignorance et souffrance, prise de conscience menant à l’observation, l’écoute conduisant à la connaissance de soi et à l’éveil de l’intelligence, puis, enfin, passage du connu vers l’inconnu et mort de l’ego.

Il m’a été extrêmement difficile de comprendre pourquoi K affirmait que l’on passait directement du connu vers l’inconnu, sans étapes successives. C’est la lecture du temps aboli qui m’a éclairée et permis de comprendre mieux le concept de K. « De temps en temps il y a une vision partielle mais elle n’est pas totale et donc une part d’obscurité persiste. Elle n’élimine pas le centre de l’ego, elle peut atténuer l’obscurité dans certaines zones mais la source d’obscurité demeure ».

En deux phrases K m’a permis de comprendre mon expérience personnelle et d’accepter pleinement sa vision du monde. Désormais je me sens plus sereine et consciente du fossé entre ma petite personne et un homme tel que lui. Ce que j’ai compris également c’est que c’est dans la non attente totale que cet éveil peut se produire. Pour ma part je ne suis plus, désormais, dans l’attente de quoi que ce soit et ma devise serait plutôt devenue : ne rien attendre mais s’attendre à tout.

Je terminerai donc ce travail par un nouveau graphe présentant la vision du monde de Krishnamurti. Dans ce graphe je n’ai plus besoin, aujourd’hui d’instaurer une succession d’étapes. Il me semble que cette unité d’enseignement sur K m’a donc permis d’évoluer dans ma propre vision du monde puisque désormais je suis en accord avec ce graphe, ce qui n’était pas le cas au début de mon travail.

BIBLIOGRAPHIE
Editions Stock

• - La révolution du silence

• - Aux étudiants

• - Se libérer du connu

• - Ma première et ma dernière liberté.

KRISHNAMURTI et David BOHM, Le temps aboli, Editions du Rocher, 1987.
FOUERE René, La révolution du réel, Krishnamurti, Paris, Le Courrier du Livre, 1987.
FOUDRAINE Jan, Krishnmurti, Rajneesh, C.G. Jung, Paris, Le Voyage Intérieur, 1992.
LUTYENS Mary, Vie et mort de Krishnamurti, Paris, Amrita, 1994.
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Texte de Joëlle MACREZ
Année scolaire 1995/1996
SCIENCES DE L’ÉDUCATION - Secteur 1
Axe Anthropologie





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