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« C’est l’éducateur qu’il faut éduquer »(J.K.) - Par Stephen Smith.

Article écrit et traduit en français par Stephen Smith.


Cet article a paru dans « Journal of the Krishnamurti Schools » de juillet 2006. Stephen Smith a enseigné à l’école de Brockwood Park pendant de nombreuses années. Il a participé à des entretiens et dialogues avec J. Krishnamurti, organisé de nombreux séminaires sur l’éducation des éducateurs dans différents pays.

“C’est l’éducateur qu’il faut éduquer”
J. Krishnamurti

Parfois débordés par la somme de notre travail et nos responsabilités vis-à-vis de l’école et de nos élèves, il nous arrive de considérer notre tâche comme un « pensum » : que ce soit la préparation des cours, la correction des devoirs, l’évaluation des élèves, les examens de fin d’année, les rencontres entre professeurs, la planification du cursus académique et toutes sortes de décisions administratives. Mais il importe, précisément à ce tournant historique des écoles —soit vingt ans après la mort de Krishnamurti—, de nous interroger de façon critique sur notre travail et en définitive de poser la question fondamentale : en tant qu’éducateur, quelle est notre éducation ?

Lorsque, dans les années 1980, l’éditeur de la Newsletter of the Krishnamurti Schools demanda à Krishnamurti de proposer un titre pour celle-ci, ce dernier répondit : « Ecoles—loisir ». Ceci correspond non seulement à l’étymologie du mot école (le mot grec scole signifie loisir, temps libre) mais il sous-entend encore une façon d’apprendre non limitée par un but défini prenant place dans l’espace de ce loisir, quelque chose autrement dit comme l’activité d’esprits réellement libérés. L’école, comme Krishnamurti lui-même le suggérait, pourrait devenir un centre pour des activités multiples—les uns écrivant, les autres lisant, d’autres encore discutant ou travaillant manuellement—tous engagés dans un apprentissage de l’écoute et de l’observation qui est à la base de cette dynamique.

Dès le début, la définition de l’école par Krishnamurti—qu’il a maintenue floue, volontairement—est celle d’une communauté, adultes et étudiants, qui vivent et qui apprennent ensemble non seulement sur un plan académique, mais aussi et surtout dans le miroir de la relation. De toute évidence cette redéfinition, amène un nouvel éclairage sur le rôle de l’éducateur. Face à la radicalité de cette redéfinition, il se peut que nous n’ayons pas encore réussi à en saisir toutes les implications.

Peut-être acceptons-nous trop facilement l’idée qu’une sorte d’auto-guérison de notre psychisme va s’opérer dans le cours de nos actions quotidiennes et que les sources cachées et non résolues de nos conflits vont se révéler et se résoudre comme par magie.
Mais, justement, quelles sont ces actions quotidiennes ? S’agit-il simplement de perpétuer le modèle de la société actuelle et, par notre complicité, le renforcer ? Ou ne serait-ce pas, plutôt, de nous tenir à l’écart du train-train ordinaire, pour nous lancer à la recherche de moyens d’apprentissage qui soient à la fois innovateurs et hors du commun ? Notre tâche n’est-elle pas, plutôt, au moyen d’une étude de soi-même, d’examiner et de défier les bases mêmes de ce modèle et, ainsi, d’amorcer une libération intérieure ? En allant au-delà de la surface habituelle de nos comportements, ne toucherions-nous pas la racine d’une pensée nouvelle ?

En fait, nous rendons-nous vraiment bien compte de l’enjeu de tout cela ? Peut-être avons-nous l’impression d’avoir déjà trop à faire, ce qui est bien malheureusement le cas pour bon nombre d’enseignants et de directeurs d’écoles. C’est dans ce climat que nous nous détournons du silence et de l’observation de soi et que nous nous retrouvons face à l’inexorable, cet « éternel moulin » qui « nous tourne autant que nous le tournons ». Et l’on ne remarque pas, quand cela se produit, tout ce que nous perdons—et la gravité de cette perte.

Que peut-on peut faire, alors ? La voix quotidienne répète jusqu’à la nausée, « ...pas le temps, je n’ai pas le temps... » Il faut que nous trouvions une autre solution : non pas essayer d’améliorer ce que nous sommes en train de faire, ce qui serait répéter le passé, mais trouver une nouvelle porte d’entrée. En fait, qu’est-ce que cela signifie, que l’école devienne un lieu de loisir, une communauté d’êtres vivants et d’apprenants ?

La première directrice d’une de ces écoles Krishnamurti nous confiait : « On enseigne avec ce que l’on sait, on éduque avec ce que l’on est. » Ce petit dicton met en relief la redéfinition de l’école. Nous prenons comme donné que le savoir s’accroît avec l’expérience et que, plus on vieillit, plus on en acquiert. Pas de problème pour ce qui touche à l’instruction, mais qu’en est-il de notre rôle d’éducateur ? Existe-t-il de façon équivalente un même épanouissement vers l’intérieur, une maturité dans la compréhension de l’essence des choses ? Progressons-nous ou ne restons-nous pas plutôt obstinément figés dans l’expression variée de nos pensées et de nos sentiments, comme seul et accessible terrain de recherche ? Nous posons-nous de telles questions, ou ne sommes-nous pas définitivement engagés dans une voie, captés par un monde qu’un auteur moderne a qualifié de « monde tourmenté de la pensée. » C’est maintenant qu’il nous faut nous poser une telle question.

Il se peut que nous hésitions encore à faire face à la révolution impliquée par l’enseignement de Krishnamurti. Nous préférerions peut-être suivre la trace d’une éducation dite « alternative »—en nous référant à Jean-Jacques Rousseau, Froebel, Maria Montessori, A. S. Neill, et même aux auteurs de l’indépendance indienne tels Gandhi, Tagore et Aurobindo—plutôt que nous engager dans la profonde originalité de cet enseignement qui se démarque de toute tradition et de toute conception de la liberté préalablement admises. Ceci n’implique pas le rejet des autres pionniers de l’éducation ni de leur œuvre, mais je voudrais simplement insister sur la spécificité de l’œuvre de J. Krishnamurti en tant que pédagogue et philosophe spirituel. Car c’est assurément un double-trait original. Nul autre philosophe religieux important ne s’est intéressé à l’éducation des jeunes avec une telle constance et une telle précision ; de même, nul éducateur distingué n’a prétendu être un maître spirituel. Est-ce donc la jonction de ces deux courants différents qui nous effraie ? Néanmoins, elle existe, et c’est aux exigences du philosophe spirituel autant qu’à celles du pédagogue qu’il faut répondre.

C’est surtout la dimension spirituelle qui nous manque. Lorsqu’un de nos directeurs d’école demanda à Krishnamurti quelle était l’intention de ces écoles, celui-ci répondit :

• Développer une approche globale du monde.
• Prendre soin de l’environnement et veiller à la relation entre les êtres humains.
• Cultiver l’esprit religieux.

Si nous avons, un tant soit peu, réussi dans les deux premiers objectifs, c’est au troisième qu’il nous faut maintenant nous attaquer. Car l’éducation de l’éducateur est essentiellement une question d’esprit religieux. Ces écoles—et c’est un phénomène rare—sont surtout définies par cette qualité-là ; une atmosphère d’affection, une ambiance à la fois de relaxation et de rigueur qui sont propices à la naissance d’un esprit religieux. Mais avec cela pour base il reste encore bien plus à faire.

Ceci nous ramène à l’éducateur. Sous quelle lumière se voit-il ? Est-il toujours, en fait, le prof d’autrefois, « celui qui sait », tel qu’effectivement il était il y a cent ans. Vivant comme c’est notre cas au jour d’aujourd’hui dans le « village mondial », il va sans dire que la situation a changé. L’enseignant n’est plus le « maître », qui distribue l’information à des jeunes gens incultes ; peut-être, au contraire, participe-t-il, comme un simple guide, à leur apprentissage et, dans cet accès partagé et universel à l’information, il se trouve n’en savoir pas plus long qu’eux. Nous n’avons intégré que lentement cet important changement ; c’est néanmoins, une intégration indispensable qui nécessite une réévaluation fondamentale du rôle et de l’action de l’éducateur. De nos jours, c’est le comment qui importe et non le quoi.

Beaucoup de choses sont impliquées ici. L’une est l’affaiblissement de l’autorité. Puisque le savoir ne se cache plus, l’investissement en l’autorité de « celui qui sait »—que ce soit le prêtre, l’imam, le gourou ou le professeur—s’effondre. Autrement dit, l’enseignant doit se réinventer, se créer démocrate plutôt qu’autocrate, co-investigateur et co-instructeur de ces connaissances nouvelles, tout en admettant que sur le plan psychologique il est, comme les étudiants, « celui qui apprend ». Ceci ne veut pas dire qu’il joue l’ignorant—autre moyen, bien sûr, d’éviter l’engagement—mais qu’il cherche à approfondir l’étude de la conscience, par exemple initialement à partir de la matière qu’il enseigne, afin d’enrichir cette qualité intérieure, promesse de l’épanouissement et qui a comme sol la liberté. De fait, l’amour et l’intérêt qu’il a pour la matière enseignée, ne donnent-ils pas déjà un avant-goût de cette qualité ?

Aussi petit qu’il puisse paraître, ce changement est en fait énorme. Comme nous l’avons dit ci-dessus, l’adulte n’est plus « celui qui sait » ; il est devenu « celui qui apprend » avec les autres : il est passé de l’instruction à la participation.

L’autre implication est que l’instruction passe d’une personne à l’autre, mais l’investigation, elle, est un travail en commun : c’est le travail d’une conscience commune. C’est la plus démocratique des entreprises, dans le sens où nous amorçons ce travail dans un esprit d’amitié et d’égalité qui trouve son origine dans l’enseignement de J. Krishnamurti. Car notre étude ne porte pas uniquement sur nous-mêmes. C’est une recherche qui touche non seulement les profondeurs du savoir et du « penser-sentir » mais qui creuse également jusqu’à leur matrice. Elle devient la recherche de la conscience en soi et pour soi, dépassant ainsi l’ordre strictement personnel. Et c’est là le début de la vie intérieure.

C’est un changement d’attitude qu’il nous faut, une remise en question hors des sentiers battus. Cette mutation peut certainement se faire ; qu’elle se réalise ou non est une autre question. Nous avons besoin de centres d’éducation pour les enseignants afin de faciliter cette nouvelle approche, qui soutiendraient l’enseignant dans la salle de classe et qui fourniraient, au moyen de l’étude des matières enseignées, un processus d’apprentissage et de réflexion donnant accès à des domaines jusqu’à présent inexplorés. Il nous appartient de rehausser le niveau de la tâche, qui doit comporter pour l’éducateur un approfondissement de la compréhension de son rôle, de la relation enseignant-étudiant, et de la relation enseignant-matière.

Mais, en plus de tout cela, ce projet d’ « éducation pour enseignants » chercherait à transformer l’école en un lieu d’apprentissage pour adultes, où l’étude de soi, individuelle et en groupe, aurait sa place au même titre que l’apprentissage en relation avec les jeunes. Il va sans dire que, dans les programmes déjà très chargés, on ne peut y consacrer que peu de temps, mais dans le contexte d’un programme pour futurs enseignants qui aurait lieu dans une des écoles Krishnamurti, cela serait possible et de toute évidence souhaitable. Ce serait un apprentissage à l’investigation qui aurait un effet bénéfique sur le futur enseignant. Il s’agirait de lui donner l’avant-goût de ce « pain quotidien ». Même dans le contexte actuel, il devrait être pourtant possible—et c’est urgent—de trouver le temps nécessaire aux éducateurs de poursuivre cette recherche, seuls ou avec d’autres. Il n’est pas essentiel d’y consacrer des heures et des heures—ce qui, de toute façon, est peu réaliste—mais il faudrait tout de même que ce soit une priorité pour l’éducateur, si cette transition dont on a tant besoin doit se réaliser. Car c’est justement là où l’engagement se fait, et si l’éducateur lui-même n’est pas passionné, personne ne se passionnera pour lui.

Que l’on commence avec l’observation de toute la violence extérieure qui existe dans le monde ou avec le sentiment du conflit intérieur qui nous est propre, c’est toujours et seulement le témoin, celui qui voit, qui importe. A une époque où les écoles partout dans le monde—comme le monde lui-même—sont dans un état de crise, nous devons, pour notre bien et pour le bien du monde, engager la prochaine étape de notre action. La crise sous ses deux aspects, menace et défi, est là. Nous ne projetons pas de créer un groupe fermé de penseurs renommés. Il existe, surtout en Inde, de nombreux liens entre nos écoles et le monde de l’éducation publique et privée, ce qui veut dire que l’enseignement de J. Krishnamurti pourrait avoir une influence et un effet bien plus grands qu’il n’a à l’heure actuelle. Cependant, c’est à nous de commencer, car c’est nous qui profitons de la chance de vivre et de travailler dans une situation privilégiée.

Ce « changement de vitesse » impose une nouvelle façon de faire—nouvelle pour la plupart des écoles—où la direction par une, deux ou trois personnes sera remplacée par la participation de tous, ce qui augmente la responsabilité de chacun. En même temps, c’est un revirement fondamental, dont les conséquences pourraient être radicales.
A un autre niveau, comme nous faisons face à cet « espace vide » de la civilisation moderne — avec, comme le dit T .S Eliot, une « Terre Gaste » en héritage qui, de toute apparence, semble même plus pauvre qu’il y a cent ans—nous autres éducateurs devons aller plus loin et puiser au joyau qu’est l’enseignement de J. Krisnamurti pour en tirer ses richesses. Car nous avons ce qu’il faut en grande quantité ; nous avons pléthore de solutions et de forces sur lesquelles construire. Il est même permis d’envisager le jour où la recherche intérieure sera si bien établie que le travail extérieur s’occupera de lui-même—« sans aucun effort », comme le disait Krishnamurti—et que ce qui nous paraît à présent peu probable fera partie intégrante de notre vie quotidienne.

Traduit de l’anglais par l’auteur, Stephen Smith.






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